Le Philosophe corrigé (Olympe de GOUGES)

Sous-titre : le cocu supposé

Comédie en cinq actes.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE CLAINVILLE

LA MARQUISE DE CLAINVILLE

LA COMTESSE DE SAINT-ALBAN, jeune veuve, amie de la Marquise

LE BARON DE MONTFORT, ami du Marquis de Clainville

LE COMMANDEUR, oncle du Marquis

MONSIEUR PINÇON, valet-de-chambre du Marquis

MADAME PINÇON, vieille gouvernante

BABET, berceuse d’ensants, et amante de Blaise

BLAISE, jardinier, amant de Babet

TROUPE DE VILLAGEOIS et DE VILLAGEOISES

 

La Scène se passe dans une terre du Marquis de Clainville.

 

 

PRÉFACE SANS CARACTÈRE

 

À laquelle mes fideles Amis ne manqueront pas d’ajouter l’Épigramme : Elle ressemble à son Auteur.

Je n’ai pas l’avantage d’être instruite ; a, comme je l’ai déjà dit : je ne sais rien. Je ne prendrai donc point le titre d’Auteur, quoique je me sois déjà annoncée au Public par deux Pièces de Théâtre qu’il a bien voulu accueillir. Aussi, ne pouvant imiter mes confrères, ni par les talents, ni par l’orgueil, j’écouterai la voix de la modestie qui me convient à tous égards. En conservant cette douce fierté, apanage de mon sexe, je prie le Lecteur de me lire sans prévention et de me juger de même.

Je touche au moment terrible, où l’Écrivain le plus prévenu de son mérite frémit à l’approche du jour qui doit décider de sa honte ou de sa gloire. Ô préjugé atroce, dont le plus honnête homme n’est point exempt ! Le plus vil des humains est fêté, chéri, considéré, si son ouvrage a du succès. Le plus honnête qui échoue, éprouve une espèce de déshonneur, un tel ridicule, que ses amis même l’abandonnent ; voilà le sort, de ceux qui courent la carrière du Théâtre ; m’y voilà moi-même montée avec autant de rapidité que j’en descendrai peut-être.

Amor et Mirza ou l’Heureux Naufrage, premier essai de mes faibles talents, reçu à la Comédie française, est aujourd’hui le sujet de mes craintes et de mes alarmes. J’allais soumettre cette production à la Censure publique avant sa Représentation, quand la Comédie française a bien voulu courir, en ma faveur, les risques qu’elle court journellement dans les Pièces nouvelles qu’elle met à l’étude.

Je laisse, pour un moment, les observations que je dois faire au public à ce sujet, pour lui communiquer le motif qui m’a décidé à faire imprimer le Philosophe corrigé, ou le Cocu supposé. Quel temps ! quelles mœurs, pour oser mettre au jour le Cocu supposé ! Cet intitulé est affreux, dira-t-on, et indigne d’être employé par une femme. En littérature une femme ne tient pas à son sexe ; mais la bienséance, le respect que j’ai pour les femmes qui ressemblent à Madame de Clainville, m’engage à prier ce petit nombre, ou le grand, si on le préfère, car je ne veux fâcher personne, de lire cette Pièce avant de se révolter contre le titre. Quant aux prudes, je ne pourrai jamais obtenir leur suffrage, et pour un intitulé, me voilà pour jamais perdue dans leur esprit. À l’égard des hommes qui ne croient pas à la vertu des femmes, ils me feront une guerre d’avoir pu trouver le Cocu supposé. Si la Comédie peint les mœurs de la Société, il ne faut pas y mettre de monstres, m’ajoutera-t-on ? Mais j’assure qu’à moins que je l’aie rêvé, depuis l’âge de quinze ou seize ans, cette aventure s’est toujours présentée à mon imagination. Elle a fourni matière à un procès très fameux ; ainsi, on ne peut me reprocher l’invraisemblance. Je citerais plusieurs ouvrages et quelques évènements de nos jours causés par de semblables erreurs.

Les meilleurs Comédiens sont ceux de la Société. Depuis que j’ai reconnu que j’étais née avec des dispositions pour le genre dramatique, j’ai toujours eu envie de traiter ce sujet. Sans doute, j’ai mal pris mon temps, et je choisis, peut-être, un mauvais moment pour la faire imprimer ; mais j’ai déjà annoncé dans mes faibles productions, quel était mon caractère. Je sais que souvent j’ai fait de grandes étourderies ; mais elles me plaisent ; et je mets quelquefois autant de recherche pour les commettre à mon désavantage, que d’autres mettent de précaution à éviter même un mot équivoque.

Heureux temps de Molière, où les mœurs, étaient plus épurées, ou du moins l’extérieur mieux observé ! On se permettait sur la scène ce qu’on ne se permettrait pas de nos jours, et moi ignorante, j’ose fronder cet absurde préjugé ; mais je suis l’élève de la nature ; je l’ai dit, je le répète, je ne dois rien aux connaissances des hommes : je suis mon ouvrage, et lorsque je compose il n’y a sur la table que de l’encre, du papier et des plumes. Très souvent j’ai de mauvais secrétaires qui multiplient les fautes au lieu de les corriger. Voilà les ressources utiles qui décorent mes productions. Je sais qu’il me serait facile de me procurer des ouvrages en tout genre ; que je pourrais, à loisir, faire un résumé de toutes ces bonnes lectures ; ne pas composer avec mon imagination, mais avec les idées d’autrui ; faire à chaque page des oreilles, ensuite arranger à mon profit tout ce beau Salmigondis, si je possédais l’art de la teinture. Il n’y a presque plus de peintures ; mais en récompense que d’adroits Teinturiers ! Il serait, bien téméraire à moi de dévoiler leur manège, si ce n’était pas une vérité si reconnue ; mais je prétends à l’originalité ; oui, sans doute ; et l’on ne peut me la disputer, puisque c’est à mon ignorance que je la dois. Je me plais à m’en vanter hautement ; et vous, Messieurs les grands imitateurs, dont le style glacé refroidit le cœur sans réchauffer l’esprit, laissez-moi cette chère ignorance qui fait mon seul mérite, et qui doit me promettre beaucoup d’indulgence pour les fautes dont fourmillent mes productions, et d’estime pour les beautés qui s’y rencontrent quelquefois ; et ne me disputez point la propriété de mes écrits. Nous avons des hommes de goût, des grands connaisseurs, des critiques sévères et justes à qui je laisse la liberté de dire, si le sceau du génie naturel n’est pas imprimé dans la nouveauté de mes sujets et dans la simplicité de mon dialogue, qui se trouve cependant de loin en loin écrit avec pureté et noblesse. Ce mélange ne régnerait pas sans doute, si un savant, un puriste faisait mes Pièces pour moi. Cette injustice m’indigne, et je dois convaincre le public de ce que je suis, et de ce que je puis faire. Il faut pour cela défier un homme de lettres. Je frémis du choix ; mais plus il est terrible, et plus il flatte mon ambition. Cet homme, puisque je dois le nommer est M. C. de B–, et l’on verra bientôt, comme on le sait déjà, que ce n’est point une querelle d’allemand que je lui fais ; mais que j’ai des raisons pour lui donner la préférence. Il nous dit ingénument dans sa préface d’Eugénie, que le temps et les talents lui ont manqué pour devenir auteur. Que n’ai-je son ignorance et son bonheur ! je ne craindrais pas aujourd’hui pour mon Drame qui fut accueilli à la Comédie française avec la plus tendre émotion. J’ai vu les Acteurs et les Actrices verser des larmes d’attendrissement. M. Molé, chargé de le lire, fut obligé d’en interrompre plusieurs fois la lecture par ses sanglots ; il m’a assuré qu’après l’avoir lu et relu chez lui, il lui avait toujours produit le même effet. Je dois lui rendre ici la justice qu’il mérite ; je dois à ce grand Comédien les heureux changements de ma Pièce ; Il m’a fait recommencer quatre fois mon troisième acte ; je veux même rapporter une de ses saillies en cette circonstance. La troisième fois que je lui portai ce dernier acte, il me dit après l’avoir lu : « je n’y ai pas reconnu votre feu Languedocien ; on dirait qu’il est sorti des glaçons du nord » ; mon amour-propre fut piqué à un tel point que je me mis véritablement en colère ; à force d’avoir touché et retouché, je n’avais rien fait de bon, n’en déplaise à l’avis du célèbre Boileau. J’ai refondu entièrement le plan de mon dernier acte. J’ai changé totalement le dialogue, et passant d’un extrême à l’autre ; Messieurs les Comédiens m’ont engagé à le modifier. Je laisse au Spectateur le soin d’examiner s’il y a assez d’action, et si je l’ai réduit au point d’émouvoir son cœur sans le révolter.

Ô public sévère ! ô public indulgent ! pardonnez-moi ces exclamations ; c’est à votre tribunal que je soumets mon Drame. J’ai eu la manie d’écrire ; j’ai eu celle de me faire imprimer, et je n’ai pas celle de me faire jouer avant de vous avoir prévenu sur mes craintes. La femme la plus entière dans ses résolutions, est aujourd’hui la plus soumise, et vous donne un exemple de sagesse peu commune chez les hommes, et on ne peut pas plus rare chez les femmes. Voici la lettre que j’avais écrite à la Comédie française pour l’engager à me laisser imprimer ma Pièce avant sa Représentation.

MESSIEURS,
« Les femmes, qui ont eu avant moi le courage de se faire jouer sur votre Théâtre, m’offrent un exemple effrayant des dangers que court mon sexe dans la carrière dramatique. On excuse volontiers les chûtes fréquentes qu’y font les hommes ; mais on ne veut pas qu’une femme s’expose à y réussir. J’ai de l’ambition comme tous les hommes ; mais je sais combien il vous sera désagréable, Messieurs, de charger votre mémoire de rôles, qui vous deviendraient inutiles. Ainsi, je vais vous prouver que lorsqu’une fois la raison m’a vaincue, je suis susceptible d’un grand désintéressement. Voici le parti que je voudrais prendre ; je pense que vous ne le désapprouverez pas. Avant de faire jouer ma Pièce que vous avez bien voulu recevoir, et de vous exposer à voir son peu de succès, je voudrais pressentir le goût du public, en la faisant imprimer, et en l’offrant à la censure des Journalistes. Si le public accueille ma Pièce à la lecture, il doit nécessairement l’accueillir sur la scène, et vous la jouerez d’après l’opinion qui l’a fait recevoir. Au contraire, si elle est jugée mauvaise, je n’augmenterai pas la prévention contre mon sexe, que mon peu de mérite peut certainement justifier. Je n’ai pas l’art d’écrire. Je ne sais que parler un langage naturel : mon imagination est mon seul guide. Un peu de nouveauté dans mes plans est mon plus grand mérite. Peu répandue et simple particulière, personne d’essentiel ne se donnant la peine de me donner de sages conseils sur mes productions, que de raisons pour échouer ! Voilà, Messieurs, les observations que je vous devais, et que je me devais à moi-même, avant que de faire imprimer ma Pièce. J’ai dû vous en prévenir pour éviter toute tracasserie ; c’est d’après votre réponse que je la livrerai à l’impression. J’ai l’honneur d’être avec estime et considération,

MESSIEURS,

Votre, etc.

Voici ce que la Comédie a fait le jour même que j’allais donner ma Pièce à l’Imprimeur. Monsieur Florence me pria de faire copier mes rôles, en me disant qu’il allait faire mettre mon Drame à l’étude. Une telle offre m’étonna plus qu’on ne pourrait le penser. Je croyais que la Comédie consentait à la proposition que je lui avais faite, et qu’elle était enchantée de se débarrasser de moi à ce prix. Ce n’était pas mon tour, et j’avais six Pièces avant moi. Quelle fut la surprise flatteuse que je reçus en ce moment, quand Monsieur Florence ajouta que la Comédie me donnait un tour, et qu’elle en espérait un heureux succès. Puisse son pronostic se réaliser ! mais j’en doute. Malgré leurs soins, leurs talents et la nouveauté de mon sujet, je tremble que ma Pièce ne soit condamnée avant d’être entendue. Pourquoi, me dira-t-on, avoir cette crainte décidée ? Pourquoi ai-je vu des femmes plus instruites que moi échouer sur la Scène française ? Eh, pourquoi cette prévention invincible que l’on a contre mon sexe ? Eh, pourquoi dire comme je l’ai entendu tout haut, que la Comédie française ne devrait jamais jouer des Pièces de femmes ? Pourquoi en a-t-elle déjà jouée avec succès ? Et qu’on me demande aussi, pourquoi les Italiens et les Variétés en ont-ils qui font leurs beaux jours ? Pourquoi la cabale est-elle plus formidable aux Français que dans tous les autres Spectacles ? parce que le nombre des connaisseurs y est plus grand et plus redoutable. Ils prononcent souvent contre leur opinion, tant la dévorante envie rend les hommes injustes, surtout ceux qui sont du métier. Comme ils profitent d’une équivoque ! j’ai entendu applaudir des Pièces jusqu’aux trois quarts de la Représentation, des Bravo à ébranler le Zodiaque, sans savoir ce qu’on avait porté aux nues. Eh, comment pourrait-on sentir, connaître les défauts ou les beautés d’une Pièce à la première Représentation ? Cependant on juge, on prononce suivant que l’Auteur est heureux, ou qu’il a des mains à la Figaro. Hélas ! je tremble à cette application ; et si je ne craignais pas de mettre mon doigt entre l’écorce et l’arbre, combien j’aurais de plaisir à dire à ce protecteur du sexe, à ce chevalier Loyal, à ce second Mahomet, à ce fameux Écrivain, que sa protection, sa plume m’aurait été bien favorable et surtout dans une occasion où il ne s’agissait que de se mêler de choses d’esprit, dont il n’aurait pas eu à se repentir ; mais j’étais rivale de ses talents, et je devenais pour lui un homme redoutable ; il n’y a pas de sexe qui tienne contre son ambition. Je puis donc faire preuve du contraire de ce qu’il avance, que ce sexe faible et opprimé trouva toujours en lui un véritable protecteur. O. C de B. je vois que j’ai en vous un redoutable ennemi ; mais sans doute je ne serai pas digne de votre colère. Je ne sais si c’est à force d’être faible que je défie votre courage ; mais vous avez osé dire que je n’étais pas l’auteur de mes productions, et c’est-là que je puise tous mes griefs contre vous. Vous l’avez dit à plusieurs personnes, et même à mon fils, que vous m’avez fait la grâce de prendre pour un de mes adorateurs, sans le connaître. Je suis femme, point riche, et je prétends à l’émulation honorable des hommes de mérite qui ont joint beaucoup de gloire à une honnête aisance. Ne donc jamais permis aux femmes d’échapper aux horreurs de l’indigence, que par des moyens vils ? Ô faux protecteur de mon sexe ! j’ose, sans avoir votre fortune, vous proposer un acte de bienfaisance. Il vaudra bien celui des nourrices, et vous donnera une occasion de réaliser aux yeux du public cette envie dévorante de commettre une belle action, dont il a douté jusqu’à ce moment ; aurez-vous la force de m’imiter ? Je parie cent Louis, vous en mettrez mille. En comparaison de nos deux fortunes, c’est vous faire un offre très raisonnable : je gage donc de composer en présence de tout Paris, assemblé s’il se peut dans un même lieu, une Pièce de Théâtre sur tel sujet qu’on voudra me le donner ou de mon invention, quand on me prendrait même au dépourvu : les cent Louis ou les mille Louis du perdant, seront employés a marier six jeunes filles. Heureuse, si je puis les établir avec les mille Louis ! que de gain à la fois ! Et quel bonheur d’avoir convaincu Monsieur C. de B. et de lui avoir appris qu’il ne faut jamais prononcer sans être sûr ; par ce moyen je me rendrai peut-être digne de sa bienveillance et nous ferons la paix ; car il ne peut l’avoir avec moi qu’à ce prix. Il est donc indispensable que je fasse connaître mon ignorance et mes faibles talents au public ; alors convaincu que je suis seule auteur de mes Pièces, il m’accordera l’estime et l’indulgence que, sans trop de prévention, mérite mon originalité. L’injustice d’un nombre infini d’hommes et de femmes, qui disent tout haut que j’ai quelques auteurs en ma disposition, me révolte. Je me sens un courage intrépide ; mon amour-propre s’accroît et s’irrite jusqu’à l’orgueil. Ainsi le lecteur ne doit pas être étonné de ce degré d’ambition, qui n’est fondée que sur les imputations des Envieux.

Il fallait donc défier un homme de Lettres, et quel homme pouvais-je mieux choisir que M... C... de B... et qui m’y a si bien autorisée ? Il me semble entendre, tous ceux qui l’aiment, ou plutôt tous ceux qui le redoutent. L’un dira, quel funeste choix ! l’autre, dans quel gouffre cette femme va-t-elle se précipiter ? Celui-ci, cette femme n’a point d’amis, pour lui faire entrevoir le danger qu’elle court. Serait-elle irréprochable dans toutes les époques de sa vie ? S’il ne peut l’inculper, il la couvrira de honte par la voie du ridicule ; et ses Épigrammes, qui, en dépit du goût du Public sont devenues des sentences, la condamneront à un opprobre éternel.

Ô dangereux séducteur, qu’on hait, qu’on craint et qu’on révère, je ne brave point les avis des sages, ni des personnes prudentes ; mais c’est vous seul que je nargue, que je défie et que je démens, sans m’arrêter aux craintes que vous inspirez en général ; vous seul m’avez fait connaître un sentiment que je n’avais jamais éprouvé.

Au moment que j’allais effacer dans cette Préface tout ce qui vous concerne ; votre Opéra de Tarare paraît. Le Public est à la fois subjugué et bafoué par vous, « Tarare, me direz-vous ? Eh ! crevez de jalousie ». J’enrage en effet ; car mon style est aussi barbare que le vôtre, et cependant quelle différence de célébrité ? C’est à mourir de rire ; allez-vous ajouter, en haussant les épaules de voir ce sexe faible, cette femmelette se mesurer avec un homme de ma structure, prétendre aux honneurs, au génie et à la pureté de mes écrits. D’un seul mot je pourrais l’écraser ; mais je veux lui faire grâce et lui prouver par mon silence que je ne prodigue point mes avantages contre tant de médiocrité ; que ce serait lui reconnaître trop de mérite que de faire assaut d’esprit avec elle. Je me contenterai de lui dire impérieusement : taisez-vous, Femme, et respectez votre Maître. – Ah ! ne vous en déplaise, mon cher Maître, vous avez passé les bornes de l’honnêteté et de la bienséance pour votre Écolière. Avec quelle bonhommie, avec quelle simplicité ne vous ai-je point soumis mes premières productions ? vous semblâtes même vous y intéresser et me donnâtes par écrit des avis sincères que vous ne me crûtes pas capable, sans doute, d’exécuter. Je les saisis au-delà de vos espérances, et le ressentiment que vous témoignâtes, en lisant en manuscrit le Mariage inattendu de Chérubin, en assurant qu’il était insoutenable dénué du talent Dramatique, sans ordre, sans plan ; enfin qu’il falloir le jeter au feu, prouve assez votre désintéressement, et l’empressement que vous avez toujours mis à faire briller ce sexe faible et malheureux. J’allais en effet livrer aux flammes cet enfant à qui vous aviez donné naissance, quand des mains plus bienfaisantes que les vôtres l’ont sauvé de l’incendie. Si je fus ingrate dans cette circonstance, vous n’en fûtes pas moins dénaturé à son égard. Sa gloire ne pouvait flatter ni votre ambition ni vos intérêts ; mais quelle occasion n’avez-vous pas perdu de triompher de cette âpreté à vouloir envahir tout ? Mon Chérubin, protégé par vous, aurait pu monter au Théâtre Italien, et avoir même une place à la Comédie Française, pour reposer un peu votre Figaro, qui se fatigue plus qu’il ne fatigue le Public. Il végète ce pauvre Chérubin en Province, malgré-la consistance et l’âge de maturité que je lui ai donnés. Je ne puis sans douleur le voir seul banni de la Capitale, lorsque tous les Théâtres inondent de tout ce qui a rapport à Figaro. Les vrais Connaisseurs ont assuré qu’il pourrait figurer avec lui, et voilà mon grand tort envers vous. Ah ! C... de B... Ah ! C... de B... vous êtes le véritable ami des femmes !... Permettez-moi de vous dire que vous vous trompez, que rien n’est plus faux que vous en faveur de mon sexe. Vous pourrez trouver extraordinaire qu’une femme ose se récrier contre la fausseté ; mais si vous me connaissiez parfaitement, vous n’en seriez pas surpris ; vous sauriez tous les sacrifices que j’ai faits. Je puis faire exception à la règle. Peut-être sans prévention de ma part, et sans inculper mon sexe, moi seule je me suis montrée telle que j’étais : je puis m’en vanter, puisqu’il m’en a coûté ma fortune, mon repos et ma[1] réputation. Dans peu de temps je mettrai au jour mon Roman avec le portrait de mon caractère. Malheur à ceux qui ne gagneront pas dans mes aveux : je n’ai jamais connu la contrainte ; je n’ai jamais su m’aveugler en ma faveur, et si je ne me fais point grâce, comment pourrai-je la faire aux méchants que j’ai rencontrés sur mes pas.

Je n’entends pas en cela adresser directement à M... C... de B... ces dernières paroles. Il y aurait peu de générosité à moi de l’attaquer dans les circonstances malheureuses où il se trouve, si je ne le croyais pas en état de répondre à un million d’attaques de ce genre ; et s’il ne m’a pas mis à même de m’applaudir de son honnêteté, et de dire tout le bien que mérite un homme de son génie. Douée d’une autre façon de penser, je n’avouerai pas moins que personne ne mérite mieux que M... C... de B... le titre de Créateur dans la carrière Dramatique ; il s’est fait un genre à lui qui plaît, qui séduit, qui entraîne. D’autres temps, d’autres mœurs et d’autres goûts. La Scène a varié souvent. Il lui fallait un genre neuf ; mais sur un calembour, sur un jeu de mots, faire un ouvrage conséquent et profond, cela n’appartient qu’à l’homme indéfinissable que je maltraite à juste titre, et que je loue de même. C’est avoir assez fatigué mon Lecteur d’épisodes nuisibles au but de ma Préface, c’est de mon Philosophe corrigé ou du Cocu supposé que je voulais l’entretenir ; mais je n’ai que le temps de lui recommander Zamor et Mirza qui touche au moment de sa représentation.

Ô mères sensibles ! accourez à cette Pièce, que votre tendresse maternelle et vos larmes écartent la tempête qui s’élève sur elle. Déjà le serpent de l’envie forme l’armée des sifflets les plus redoutables et les plus aguerris de Paris. Il appelle à son secours tous les chefs de cabale. « Mes amis, leur dit-il, tremblez, redoutez ce jour. Si vous n’abattez cette tête, elle vous sera funeste. Voyez avec quelle fermeté elle vous attaque ; on dirait qu’elle a pour elle ce parti puissant, ces hommes de Lettres dont le goût et les lumières assurent le succès des ouvrages qu’ils estiment ; leur suffrage n’est jamais équivoque, parce que leur opinion n’est jamais guidée que par la justice. Si c’est ainsi, elle est sûre de son triomphe ; il faut donc par nos exploits proscrire cet Ouvrage avant sa représentation, faire voler de bouche en bouche le mauvais goût, infecter les cœurs de notre fiel, bouleverser les esprits, les prévenir contre ce Drame. Qu’il soit condamné même avant le lever du rideau. Si parmi vous quelqu’un manque ce jour-là de pain, de souliers et qu’il n’ait pas de quoi se procurer un billet, je ne doute pas que vos nobles confrères plus fortunés que vous, s’il en est dans votre secte, ne vous fasse cette galanterie et ne vous donne bien à souper ce soir-là : l’envie pourvoira à tout, allez, préparez-vous, voici l’heureux moment qui s’avance ». Il arrive, hélas ! – Et je le vois. Déjà je crois entendre au premier coup d’archet le signal par les mouchements de nez, ensuite le Général qui élève sa voix de taureau, en criant bravo avant qu’on ait commencé. La toile se lève, les Acteurs paraissent ; paix-là, dit un autre ; les battements de mains bien secs et bien payés vont leur train, un petit vent coulis amène ces chst, chst, chst. Une nuée de sifflets l’accompagne. Les Acteurs déconcertés et la parole en l’air, ne savent s’ils doivent commencer ou finir : ceux-ci, continuez : ceux-là, arrêtez. Tel est le pronostic de ma Pièce, ou le sort que certaines espèces osent me promettre ; loin de les craindre, je brave leur vil pouvoir. Incapable de sentir et de faire le bien, toujours ingrats envers ceux qui leur en font, ils me puniront, sans doute, de ma générosité. Eh, qui peut mieux que moi attester ce fait ? J’ai pour principe que la bienfaisance est aveugle. Je l’ai versée sur de mauvais Sujets sans savoir qui ils étaient, et j’en ai fait de lâches ennemis lorsque j’ai reconnu que je m’étais trompée. Je suis forcée de me servir de Secrétaire : cet inconvénient m’a exposé très souvent à connaître de ces hommes sans état et sans principes. La fatalité en a fait tomber chez moi dont un homme rougirait de se servir ; peu sensibles à mes bons procédés, ils se sont déchaînés contre moi, comme des brigands qui égorgent ceux qui leur ont donné l’hospitalité. Fort heureuse ! qu’ils m’aient laissé la vie. Et je leur fais grâce de bon cœur de ce qu’ils m’ont subtilisé ou volé. Ah ! C. de B... s’ils étaient connus de vous : si vous mettiez parmi ces brigands mon succès à l’enchère ; jamais on n’aurait vu de chute semblable à la mienne. Je craindrais même pour l’honnête Spectateur, quoique nombreux, que la Comédie Française ne devint une caverne dans cette soirée ; mais que faire ? Ce qu’on ne peut détruire il faut savoir le supporter et prendre son mal en patience. J’espère beaucoup des honnêtes gens et peut-être triompherai-je de la cabale odieuse qui s’élève contre moi. Je m’afflige de tout, je sais rire de même. Une mouche qui me pique sans que je m’y attende me contrarie ou me fait entrer dans une colère insupportable ; mais préparée aux souffrances et aux évènements, je suis plus constante et plus paisible que l’homme le plus flegmatique. Les petits chagrins me désolent, les grands maux me calment et me donnent du courage. Je suis pétrie de petits défauts ; mais je possède de grandes vertus. Peu de personnes me connaissent à fond, peu sont en état de m’apprécier ; on a eu différentes disputes sur mon compte. Les uns me voient d’une façon, chacun me juge différemment et je suis cependant toujours la même ; ce n’est pas moi qui varie : je ne puis sympathiser qu’avec des personnes véritablement honnêtes. J’abhorre les hommes faux, je déteste les méchants ; je fuis les fripons, je chasse les flatteurs ; et on peut juger par-là que je suis souvent seule. Je ne m’ennuie pas avec moi-même, je ne crains pas la contagion. J’étais faite sans doute pour la société, je l’ai fuie de bonne heure, je l’ai quittée au brillant de ma jeunesse ; on m’a dit souvent que j’avais été jolie ; je n’en sais rien, je n’ai jamais voulu le croire, puisque je faisais à la journée des toilettes éternelles pour m’embellir. Je m’en amuse actuellement, mes amis me reprochent trop de simplicité dans le commerce de la vie : ils me disent sans cesse que je ne sais pas faire valoir mes talents : que lorsqu’on a commencé sa réputation dans la Littérature, on ne doit pas parler à tout le monde, qu’on ne doit ouvrir la bouche que pour dire des sentences, et observer le décorum d’un personnage important ; mettre dans ses conversations l’esprit le plus recherché, annoncer en tous lieux ce qu’on est, ne pas se rabaisser dans ses écrits, avoir la grandeur d’âme de savoir mépriser. Voilà de doctes préceptes, je l’avoue ; mais que je ne puis suivre, et je sympathise en cela avec le fameux Despréaux. J’appelle un chat, un chat et C*** un fripon. Je me plains des méchants, parce que je ne sais pas leur nuire, ni m’en venger secrètement. Je plaisante sur moi et sur les autres, parce que je suis naturellement gaie. Je ris déjà de ce qui doit m’arriver, parce que je pense qu’il n’est pas nécessaire que je m’afflige. Je suis simple avec tout le monde, fière avec les Grands, parce que jamais les titres ni les honneurs n’ont pu m’éblouir. On ne s’aperçoit jamais dans mes discours que j’aie quelque prétention, à moins que je ne sois avec des personnes de l’Art. Je suis toujours à mille lieues de mon genre. Voilà le pédantisme qui m’accompagne, et quand je parviendrais à une célébrité que je ne puis espérer, on me verra toujours cette même simplicité que j’ai eue avant d’être Auteur. Voilà, sans m’en apercevoir, la moitié de mon roman. Depuis longtemps je voudrais finir et l’impitoyable envie de parler me force à poursuivre. Malgré moi je me laisse entraîner au penchant de mon sexe. Ah ! cher Lecteur, je vous vois déjà frémir à cette reprise d’haleine ; mais rassurez-vous, j’achève, en vous observant, que si vous voyez des Sauvages dans le Drame que l’on va jouer, à la place des Nègres, c’est que la Comédie n’a pas voulu hasarder cette couleur sur la Scène ; mais que c’est en tout l’Histoire effroyable des Nègres que j’ai voulu traiter. Eh ! qu’importe après tout le costume et la couleur, si le but moral est rempli. Pour le Cocu supposé, traitez-le comme vous le jugerez à propos. Il a fallu me rappeler en votre mémoire. J’ai fait peut-être un mauvais choix dans mes manuscrits, ou, pour dire la vérité, c’est ma dernière production. On pourra aisément croire qu’elle m’a plu davantage. Je vous la livre donc sans être vue ni touchée. J’aurais bien voulu avoir le temps de la décorer d’un peu de Poésie. J’ai fait par hasard d’assez heureux couplets ; mais pour construire une Romance, des duos, des chœurs, je n’entends rien à cette besogne. Il me faudrait bien dix ans pour en venir à bout ; hé ! comment m’y résoudre ! moi qui n’ai pas la patience de mettre dix jours pour traiter un sujet ? Si je me vante de cette facilité, j’avoue que je la rachète bien par les agitations fatigantes qui altèrent ma santé et me forcent ensuite à me reposer. On y adoptera des morceaux propres au sujet, si ceux que j’indique ne conviennent pas. Il m’aurait été bien facile de me parer des plumes du paon, en commandant des Vers que l’on paie ou que l’on ne paie pas, suivant le Poète qu’on choisit ; mais je ne veux rien prendre de personne secrètement : il est vrai qu’en en tirant quittance, cette précaution aurait embelli ma Comédie sans m’engager envers personne : si quelque Poète veut faire briller son génie publiquement, je lui serai obligé de se charger de la Poésie, si jamais cette Pièce est reçue aux Français ou aux Italiens : ce ne sera pas la première fois qu’on aura vu cet arrangement. Je crois avoir dit au Lecteur tout ce qui était nécessaire, et même tout ce qui était inutile, et dont il m’aurait dispensé, si j’avais pu m’en dispenser moi-même.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un Parc, et un Cabinet de chaque côté.

 

 

Scène première

 

MADAME PINÇON, MONSIEUR PINÇON

 

Blaise est dans le fond, occupé à tailler une charmille.

MADAME PINÇON.

Convenez, Monsieur Pinçon, que vous n’avez pas la raison que votre âge donne. Votre scrupule n’est pas sage.

MONSIEUR PINÇON.

C’est bien à vous, Madame Pinçon, à me faire des reproches... mais je les mérite. Je suis un sot, un benêt, qui se laisse mener par les caprices de sa femme.

MADAME PINÇON.

Moi, des caprices ! ah, ah ! Monsieur Pinçon, vous savez bien que je n’en ai jamais eus que pour vous.

MONSIEUR PINÇON.

Voilà comme la friponne sait toujours me séduire ; mais enfin, quand voulez-vous que cette comédie finisse ?

MADAME PINÇON.

Eh, Monsieur Pinçon ! elle n’est pas encore commencée. Madame la Comtesse de Saint-Alban, Auteur de cette intrigue, s’est chargée de la négociation. Monsieur le Marquis de Clainville apprendra par elle que son épouse n’a jamais cessé de le chérir.

MONSIEUR PINÇON.

Quand toutes les apparences sont contre elle.

MADAME PINÇON.

Ces apparences sont trompeuses : et tous les hommes voudraient bien être trompés à ce prix.

MONSIEUR PINÇON.

On a bien vu des choses extraordinaires de la part de ce sexe frivole ; mais a-t-on jamais poussé l’extravagance au point où on la pousse ici ? Trois femmes imaginent un projet : elles l’exécutent avec discrétion, et gardent constamment leur secret près d’une année entière, sans se démentir un instant. On me met dans leur complot ; on me fait quitter le Marquis, pour me faire passer auprès de Madame la Marquise, dans la crainte que je ne découvre tout le mystère à mon Maître...

MADAME PINÇON.

Mais dans tout cela, on ne le trompe point, on le sert.

MONSIEUR PINÇON.

Mais, mais... ne prévoyez-vous pas, tête aérostatique, les inconvénients fâcheux qui pourraient en résulter ?... Madame la Marquise était enceinte de trois mois, quand elle s’est séparée de son époux ; en voilà bientôt deux qu’elle est mère ; et Monsieur le Marquis ignore tout cela. On sait même dans le monde qu’ils n’habitent plus ensemble depuis près de deux ans.

MADAME PINÇON.

Mais, nous, ne savons-nous pas le contraire ?

MONSIEUR PINÇON.

Oui ; mais encore une fois, cela suffit-il pour son honneur ?

MADAME PINÇON.

C’est un Philosophe ; et Madame la Comtesse se fait un plaisir de pousser à bout sa Philosophie. Madame la Marquise est plus timide que jamais : après le pas qu’elle a fait, elle voudrait que son époux ignorât toujours sa démarche. Quant à moi, je n’ai que le mérite de garder le secret ; et quoiqu’on dise que notre sexe est inconséquent, je veux donner des preuves du contraire.

MONSIEUR PINÇON.

Il est vrai que l’on n’a jamais vu secret mieux gardé. Trois femmes d’accord sur ce point ! Quel prodige ! Mais doit-on s’en étonner, quand on connaît la bizarrerie du caractère féminin ? Il excelle toujours dans les extrêmes. Dans la circonstance, dont nous parlons, toute autre femme aurait employé la ruse et les moyens les plus séduisants pour détromper son mari : Madame la Marquise au contraire, a tenu jusqu’ici la conduite la plus propre à la faire paraître coupable. Elle allaite son enfant, cette action part d’un sentiment bien louable ; mais elle est déplacée dans la circonstance présente. Puisque vous vouliez, Mesdames, si bien garder le secret, il fallait détourner Madame la Marquise de ce projet, jusqu’au moment qu’il vous aurait pris la fantaisie d’instruire Monsieur le Marquis qu’il était père, sans qu’il s’en fut jamais douté. Mais qu’allez-vous devenir ? Il arrive de son Régiment et vient passer trois mois dans cette terre : il faudra bien que la bombe crève. Pour moi, j’en crains déjà les éclats.

MADAME PINÇON.

Mon cher Monsieur Pinçon, pour avoir servi sous un Militaire, vous n’êtes pas bien aguerri.

MONSIEUR PINÇON.

Eh, Madame, soyons justes. Quel est l’homme prudent qui ne frémirait pas à la vue des dangers que nous courons tous ici, surtout nous autres domestiques : on nous accusera d’imposture : nous serons considérés comme des serviteurs suspects, et peut-être verrons-nous notre démarche, toute innocente qu’elle est, suivie des effets les plus funestes. Monsieur le Commandeur a donné à entendre que son neveu pourrait bien arriver incognito de son Régiment, et je crains bien qu’il ne l’instruise, non de la vérité, mais de ce qu’il croit ; car, d’après l’indifférence avec laquelle il traite Madame la Marquise, je gagerais qu’il la soupçonne d’infidélité envers son mari.

MADAME PINÇON.

Vous êtes un oiseau de mauvais augure. Tout ceci tournera bien, Monsieur Pinçon ; c’est moi qui le prédis. Exécutez les ordres que Madame vous a donnés. Voici le Jardinier à sa charmille, et moi, je vais arranger les cabinets comme de coutume. Nous avons aujourd’hui grande compagnie. Monsieur le Baron est arrivé.

MONSIEUR PINÇON.

Il est vrai qu’il est assez bruyant pour tenir lieu de plusieurs personnes ; mais je crains bien que Monsieur le Marquis n’en augmente le nombre : ce qui serait un fâcheux contretemps rapport à cet éventé de Baron.

MADAME PINÇON.

Laissons aller les choses naturellement.

MONSIEUR PINÇON, allant à Blaise pour lui donner des ordres.

Oui, naturellement ; quand elles font leur possible pour les déguiser.

MADAME PINÇON, entre dans un des cabinets et en sort sur le champ en disant.

Allons, tout est fort bien arrangé : la Gouvernante peut descendre avec la petite. Voilà son berceau. Madame peut aussi venir se reposer. Elle désire depuis si longtemps de prendre l’air dans ce lieu champêtre ! Il ne me reste qu’à faire cueillir des fruits... J’y vais moi-même : cela me dissipera ; car il y a bien longtemps que je n’ai eu ce plaisir. Depuis deux mois renfermée dans le Château, le Parc me paraît plus beau que jamais...

À Monsieur Pinçon.

Venez, Monsieur Pinçon.

MONSIEUR PINÇON.

Je vous suis.

Ils sortent tous les Jeux.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DE CLAINVILLE, seul, et donnant des ordres dans la coulisse

 

Allez instruire Madame la Marquise de mon arrivée ; vous remiserez ma chaise ; allez : j’arriverai par le jardin puisque la grille est ouverte ;

Il avance sur la Scène.

j’eusse mieux aimé jouir de sa surprise ; mais elle peut se trouver en compagnie, je ne veux point la déranger. Un mari, en pareille circonstance, doit avoir la prudence de faire beaucoup de bruit en arrivant chez sa femme, surtout après six mois d’absence.

Il se promène sur la Scène.

Cependant j’éprouve des mouvements de sensibilité qui me rappellent cet amour pur et légitime, dont mon cœur était enivré pour la plus respectable des femmes ; quel est son tort envers moi, ou plutôt quel est mon tort envers elle ? Je n’ai pu la soupçonner, cependant je l’ai trompée... que dis-je, trompée !... j’ai cru la servir. Cette timidité si intéressante dans une personne bien née, peut, sans passer les bornes de la décence, se familiariser avec les tendres empressements d’un époux... Je ne faisais consister mon bonheur qu’à lui plaire... Sans doute un autre m’a prévenu... Et moi, homme injuste, j’aurais pu tyranniser son cœur et son penchant, pour m’en faire haïr davantage, et pour jouir seulement du cruel pouvoir que l’Hymen m’a donné sur elle ! Ce nœud fait-il le bonheur de la Société ? J’en doute... Je suis homme juste et sensible ; je n’ai pu contraindre un être qui m’a pu donner sa main, mais qui n’a pu me répondre de son cœur. Ainsi, je l’ai laissé libre. Loin de gêner ma femme je me suis éloigné. J’ai cherché dans la solitude et dans les livres le moyen de l’effacer de mon cœur. Cette vie paisible ne convenait pas à ma sensibilité : mon âme trop active ne pouvait être alimentée que par un autre penchant... Et vous, adorable personne, qui m’avez tirez de l’état d’inertie où je serais sans doute tombé, quand jouirai je du plaisir de vous voir ?... Si l’on savait dans le monde l’intrigue que je mène, on rirait à mes dépens ; on me prendrait pour un fou... Mais, que m’importe l’opinion d’autrui ? Je jouis, je suis heureux, et mon bonheur n’est point idéal. Ah ! je n’ai que le regret qu’il ait cessé sitôt... Mais on m’annonce par la dernière lettre que je ne serai pas long temps sans revoir mon aimable inconnue... allons me présenter à mon épouse... La contrainte ne me convient pas...

Il va pour sortir et aperçoit Blaise.

Je vois là mon Jardinier : sachons par lui ce qu’on pense de moi au Château. Il est plaisant, quoique simple ; il m’amusera un instant... Holà, Blaise : viens me parler.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, BLAISE

 

BLAISE, avec empressement.

Par la Sanguienne, Monsieur le Marquis vous tombais ici comme des nues. Seriez-vous arrivé par un ballon ; comme j’en avons déjà vus ?

LE MARQUIS.

Non, mon garçon ; j’ai laissé ma chaise au bout de l’avenue, pour avoir le plaisir de traverser le parc à pied.

BLAISE.

Ah ! C’est bien fait, M’ssieux le Marquis ; il vaut mieux marcher tout gentiment par terre que de courir avec fracas dans un pays où l’on ne trouve tant seulement pas une branche pour s’accrocher.

LE MARQUIS.

Tu a raison, mon pauvre Blaise ; mais dis moi, comment se porte Madame ?

BLAISE.

Je ne l’avons pas vue depuis qu’alle est mère d’une genti Damoiselle ; mais on dit dans le Château qu’alle se porte comme un charme.

LE MARQUIS, étonné.

Que dis-tu, Blaise ? je ne t’entends pas.

BLAISE.

Morguenne vous eussiez préféré que ça fut été un garçon ; soin de moi, j’avons eu tort de vous l’apprendre.

LE MARQUIS, à part.

Qu’ai-je entendu !... Le tonnerre est moins prompt que le coup dont il vient de me frapper...  

Il réfléchit.

C’est impossible !... Reprenons nos sens...

Haut.

Réfléchis, Blaise, tu te trompes : tu dis que Madame la Marquise...

BLAISE.

Parguenne, puis qu’j’avons tant fait que de vous le dire, je ne nous déguiserons pu à la vérité, il fallait ben qu’on ne voulut pas vous l’apprendre, dans la crainte de vous faire de la peine ; et j’aurions dû avoir queuque doutance de ça ; car on n’a fait aucune réjouissance, comme des biaux feux d’artifices, des biaux pétards et des braves fusées qui brillont dans l’air tout comme des étoiles.

LE MARQUIS.

Ensuite, qu’a-t-on fait ?

À part.

Il faut m’éclaircir.

BLAISE.

Qu’a-t-on fait ! Ah ! rian du tout, comm’ vous voyais ; on n’s’est pas tant seulement aperçu du baptême. Monsieur le Curé est venu tristement faire sa çarimonie, et personne n’est entré dans la chapelle ; mais si ç’avait été un biau fils, j’aurions eu tretous de biaux ribans et de bonnes dragées da... mais j’n’aurons rian car j’voyons à vot’ mine que ça ne vous fait pas plaisir.

LE MARQUIS, à part.

Quel moment terrible !

À Blaise.

Rassure toi, Blaise ; je ferai les choses comme il convient, et tu seras satisfait de m’en avoir donné le premier la nouvelle. Il suffit : Retire-toi.

BLAISE, à part, en s’en allant.

Je ne savons pas s’il dit vrai ; mais je sommes bien sûrs qu’il n’a pas l’air content. 

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, seul, et plongé dans la plus profonde rêverie

 

Quoi ! Ma femme, quoi ! Cette timidité qui annonçait au moins de la décence, ne vous a pas fait observer le mystère qui convenait à votre position !... Elle se perd et me déshonore ! Quel parti prendre ? Puis-je paraître chez moi ? puis-je supporter sa présence ? Oui : cet effort est digne de mon courage. Irai-je employer les reproches, les fureurs ? imiter son imprudence ? Il n’y que six mois qu’elle est disparu de Paris. Sa prétendue indisposition est justifiée aux yeux du public, et en conservant l’opinion, je n’en deviendrai pas la fable ; je m’applaudis maintenant d’avais appris cette fatale nouvelle par un homme simple, à qui ma surprise a donné l’idée d’un autre motif. Je puis paraître actuellement devant elle.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LE BARON DE MONTFORT

 

LE MARQUIS, apercevant le Baron.

Quel fâcheux contretemps ! L’impitoyable Baron est ici : n’importe, il faut l’aborder ; je suis assez instruit pour le voir venir...

LE BARON, du fond du Théâtre.

Eh ! arrive donc, époux si désiré : on ne par le que de toi : tout est en mouvement ; ton retour imprévu a ému tout le monde.

LE MARQUIS, avec dissimulation.

Ah ! j’en suis bien persuadé.

À part.

Serait-il instruit de mon déshonneur ?

Au Baron.

On est donc bien troublé ?... bien empressé... de me voir ?

LE BARON.

Jamais l’amant le plus chéri n’a occasionné une si grande révolution. La chère petite femme s’en est panée de plaisir.

LE MARQUIS, à part.

De honte et de crainte plutôt.

Haut.

Y a-t-il longtemps, Baron, que tu es ici ?

LE BARON.

J’arrive ce matin ; je n’ai séjourné que deux jours dans ma terre, et sachant Madame la Comtesse de Saint-Alban avec ta femme, je n’ai point voulu laisser ces deux veuves s’ennuyer tristement avec le grave Commandeur. Sais-tu que j’ai manqué ne pas quitter Paris de cette année ?

LE MARQUIS.

Quel en était le motif, Baron ? Sans doute quelque nouvelle conquête ?

LE BARON.

Tu sais que c’est une chose si naturelle chez moi, que j’ai honte d’en convenir. Un fat aurait de quoi se vanter du surplus de mes bonnes fortunes ; mais je les attribue à mon heureuse étoile. On a certain mérite qui n’échappe point au beau sexe ; mais je suis modeste, et je ne me suis jamais étudié à tirer parti de mes avantages.

LE MARQUIS.

Cher Baron, permets que ma vieille amitié s’explique avec franchise.

LE BARON.

Parle-moi sans contrainte : tu le peux, tu le dois.

LE MARQUIS.

Je te trouve plus ridicule que jamais.

LE BARON.

Ah ! nous y voilà : ridicule, c’est bientôt dit. Mais toi qui fais le Philosophe, réponds à ton tour : Si ta Philosophie te permet de ne te gêner sur rien, comment peux-tu condamner les principes des autres ? Dépend-il de moi de ne pas plaire aux femmes ! La tienne est la seule que j’aie respectée... Et la seule aussi que je croie respectable.

LE MARQUIS, à part.

Le bourreau me raille et jouit de mon embarras en dépit de la satyre, je ne me démentirai point.

Haut.

Comment ! tu n’as pas été tenté de lui faire la cour ? Je t’avoue que ta délicatesse m’édifie : Je ne suis pas un mari ombrageux, et ma femme n’est pas la seule que je croie exempte de faiblesse.

LE BARON.

Eh bien ! je gagerais qu’elle est incapable de sentir le bonheur qu’une femme éprouve à tromper son mari. L’honneur de t’être fidèle fait toute son ambition.

LE MARQUIS, impatienté.

Eh laissons-là cet honneur idéal, dont je fais peu de cas.

LE BARON.

Avoue, à ton tour, que tu es bien insupportable et que tu mériterais bien d’avoir pour femme une franche coquette.

LE MARQUIS, à part.

J’en serais moins trompé.

LE BARON.

Car, pour émouvoir ta Philosophie, il faudrait que tu fusses plus persuadé qu’un autre de l’inconduite de ta femme ; par exemple, qu’elle te donnât un héritier auquel tu n’aurais aucune part.

LE MARQUIS.

Eh ! que m’importe celui qui jouira après moi d’un rang et d’une fortune que le hasard m’a donnés. La nature, qui se reproduit sous tant de formes différentes, a-t-elle fait des conditions ? L’ambition a fait les lois ; mais le Sage, en les respectant, les condamne dans le fond de son âme. Le vrai caractère de l’homme ne doit point se soumettre au joug du préjugé.

LE BARON.

En vérité, Marquis, je t’admire ; et, d’après tes systèmes, comment as-tu pu te résoudre à prendre une femme ?

LE MARQUIS.

Ma réponse est simple et positive : la femme est la compagne de l’homme mais l’homme n’en doit pas être le tyran.

LE BARON.

Il faut convenir que les hommes diffèrent bien les uns des autres. Tous blâment, et chacun s’applaudit, en particulier, de sa manière de voir et de sentir. Pour moi, qui n’ai pas le bonheur d’être Philosophe, et qui vois comme le vulgaire, je ne souffrirais point, de sang-froid, les complaisances de ma femme pour tout autre que pour moi.

LE MARQUIS.

Eh ! à quoi pourrais-tu prétendre, en voulant t’ériger en maître despotique ? Tu serais trompé plus complètement. Ton épouse, par de fausses caresses, t’induirait en erreur ; et non seulement tu serais sa dupe, mais encore tu serais déshonoré aux yeux du Public. La liberté est un plus sûr gardien que la gêne. Crois-moi : si jamais tu deviens mari, sois mari pacifique, et tu seras l’ami de ta femme.

LE BARON.

Que n’ajoutes-tu de devenir son complaisant ? En vérité, tes préceptes feront fortune dans le siècle présent.

LE MARQUIS.

Du moins, sont-ils plus naturels que nos prétentions et nos droits sur ce sexe faible et timide, ne sont ridicules.

LE BARON.

En vérité, tu parles comme un mari de l’Île d’Otaïti : je voudrais te voir perché sur le sommet d’une montagne, prêcher à toute la terre, si ta voix pouvait se faire entendre : « Mes frères, » ou mes semblables, quittez vos états, abandonnez vos droits ; cédez et prenez tour-à-tour » ce qui vous fera plaisir : suivez l’ordre de la nature, et songez que les animaux sont plus heureux, dans leurs gites, parce qu’ils sont libres, que vous dans vos palais où l’ambition vous domine ». Cependant je crois m’être aperçu qu’ils n’étaient point exempts de jalousie et de rivalité. Condamneras tu aussi l’instinct qui les porte à se dévorer les uns les autres ? Eh bien !... qu’as-tu ? tu ne me réponds pas ?... Il est très plaisant qu’un étourdi pousse à bout tes arguments.

LE MARQUIS.

Les tiens sont sans réplique, et je te cède, pour abréger, sur une matière qui demande plus de réflexion. Tu m’as dit qu’on m’attendait, et je tarde trop longtemps à me rendre à cet empressement. Me suis-tu ?

LE BARON.

Parbleu ! je ne te quitte pas ; je suis trop curieux de voir aborder, par un Philosophe, une épouse qu’il n’a pas vue depuis six mois : l’entre vue sera tendre, et je me le figure d’avance. Allons, viens, mari à la glace.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE LA COMTESSE

 

Elles entrent par la Coulisse opposée à celle par laquelle le Baron et le Marquis sont sortis.

La Marquise, retenant la Comtesse qui court après le Marquis.

LA COMTESSE, à la Marquise.

En vérité, ma bonne amie, je ne vous conçois pas ; pourquoi faire tant de fracas ? Vous n’entendez rien, vous ne voyez plus rien depuis qu’on vous a annoncé le retour de votre mari. Vous volez sur ses pas ; et c’est pour l’éviter.

LA MARQUISE.

Mettez-vous à ma place. Je le crains plus que jamais.

LA COMTESSE.

Craindre un mari qu’on aime ! quelle enfance !

LA MARQUISE.

Mais il ne m’aime pas ? Il ne me pardonnera pas le stratagème que j’ai employé pour m’en faire aimer.

LA COMTESSE.

Cette naïveté est délicieuse ! Vous aimez donc mieux paraître coupable à ses yeux, que de le détromper sur des apparences qui vous feront perdre son estime, et qui l’indisposeront contre vous ?

LA MARQUISE.

Ne pouvons-nous pas attendre encore quelques jours pour lui faire cet aveu ?

LA COMTESSE.

J’y consens du meilleur de mon cœur ; et je ne vous cache pas que cette intrigue si bien amenée, m’amuse infiniment. Si vous voulez, nous attendrons même que votre fille soit en état d’être mariée, pour lui en faire l’aveu. Je suis persuadée que sa fureur ne vous forcera point à l’instruire qu’il en est le père.

LA MARQUISE.

Croyez-vous qu’il me le pardonnera ?

LA COMTESSE.

L’effort sera bien pénible. Lorsqu’il est plus heureux qu’il ne le pense, et qu’il ne le mérite, pourra-t-il s’empêcher de vous rendre sa tendresse ? Mais, que dis-je moi-même ? Il n’a point cessé de vous aimer. Il a fait une nouvelle conquête, et c’est toujours à vous qu’il est enchaîné.

LA MARQUISE.

Je vous en ai l’obligation, à ma tendre amie ; j’allais mourir de désespoir d’avoir perdu son cœur. Votre projet ranima mes forces ; il m’inspira même un courage qui m’était inconnu : et, plus hardie sous le masque, que je ne le fus en la présence, je séduisis mon époux au point de lui faire respecter la résolution que j’avais prise de ne me découvrir à lui qu’après un certain temps d’épreuves et de soins. Il obéit en tout ; et, malgré ses tendres adieux, quand il partit pour son régiment, je le laissai dans l’espoir qu’à son retour je me ferais connaître.

LA COMTESSE.

Pour une novice, vous n’avez pas mal mené votre barque ; et si vous aviez pu vous oublier jusqu’à le tromper, vous auriez su assez bien vous tirer d’embarras.

LA MARQUISE.

Voilà précisément tout ce que je crains. Je tremble qu’en lui dessillant les yeux par la plus grande preuve de mon amour ; il ne me croie capable de le tromper un jour.

LA COMTESSE.

Quand cela serait, il ne s’en affligerait point. En vérité, je suis étonnée qu’un Philosophe ait pu inspirer tant d’amour.

LA MARQUISE.

Mais, ma bonne amie, quand il m’aimait, il ne le paraissait pas. Il était si tendre !

LA COMTESSE.

Et quand il était amant, l’était-il aussi ?

LA MARQUISE.

Oh ! beaucoup plus.

LA COMTESSE.

Je ne m’étonne plus, si vous préférez de reprendre l’amant plutôt que l’époux. Le pauvre Amphitryon ne fut pas aussi heureux : et vous, sans l’entremise de Jupiter, vous lui donnez au moins un enfant légitime.

LA MARQUISE.

Vous vous divertissez à mes dépens.

LA COMTESSE.

Oui ; mais le jeu vous amuse. Parlons sérieusement. Actuellement que je vous ai assez bien instruite pour vous conduire, dites-moi comme il faut me conduire à mon tour avec le Marquis. Le jour que je donnai en votre faveur cette fête où vous fîtes la connaissance de votre époux.

Elle rit.

Je ne puis m’empêcher de rire en vous parlant. Ma maison a été le lieu de vos rendez-vous secrets. Il me croit dans la confidence de mon amie, il ne doute point que je ne sois dans la vôtre. Il arrive dans sa terre il me trouve avec vous. Il voit un enfant qu’il n’a jamais connu. Il connaît votre timidité ; il fait mon espièglerie : eh ! vous croyez que notre stratagème échappera à sa pénétration. Comptez-vous pour rien l’attachement de son valet-de-chambre, qui ne manquera pas de lui révéler tout à la première entrevue ? Ne craignez vous pas la sévérité de notre Commandeur. Il vous traite assez mal depuis quelque temps. À chaque parole qu’il vous dit, jamais ma nièce, toujours madame, En vérité, je tremble quelquefois de la tournure que tout ceci peut prendre.

LA MARQUISE.

L’indifférence de Monsieur le Commandeur m’afflige ; et, d’après les questions qu’il a faites à Monsieur Pinçon, elle n’est pas prête à cesser. Il trouve, lui a-t-il dit, fort étonnant que j’aie laissé ignorer à toute ma famille que je suis mère, et que lui-même ne doive cette importante nouvelle qu’au hasard qui l’a conduit dans ses terres.

LA COMTESSE.

Allons ; allons, ma chère amie, reprenons courage, et laissons aller les choses leur train ; si vous perdez l’estime de votre oncle et de votre époux, ce refera que pour un temps. Mais, chut, j’aperçois Blaise.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE LA COMTESSE, BLAISE

 

BLAISE.

Madame la Marquise, on vous cherche dans tout le Châtiau ; et comme j’étions allé avec Monsieur l’intendant, j’avons couru bien vite pour vous avertir. Monsieur le Marquis est arrivé, et n’est pas trop content de ne vous avoir pas trouvée.

LA COMTESSE.

A-t-il vu son enfant ?

BLAISE.

On le tenait bien dans les appartements ; mais il n’a tant seulement pas fait mine de le regarder. Si c’était un biau jeune marquis, ah dam ! il l’aurait. mangé de caresses.

LA MARQUISE, en soupirant.

Hélas ! que vais-je faire ?

LA COMTESSE.

L’enfant de toute manière.

LA MARQUISE.

Allons, il faut se résoudre !

LA COMTESSE.

Quel effort ! En vérité tout ceci est impayable pour moi.

Elles sortent.

 

 

Scène VIII

 

BLAISE, seul

 

J’allons les suivre. J’apprendrons tout ce qui se passe, et je varrons en même temps Mam’selle Babet... Tatiguenne qu’alle est gentille ! Comme alle a bonne mine, quand alle tiant notre petite Maîtresse ! Alle descendra bientôt, comme de coutume. Voilà déjà le berceau ; allons au-devant d’elle.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente un Salon à l’antique.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR PINÇON, seul

 

Monsieur le Marquis va passer dans ce Salon pour entrer chez son oncle : c’est ici, qu’en dépit de nos femmes trop secrètes, je lui révèle tout. Déjà chacun dans le château conçoit des soupçons déshonorants pour lui. L’indifférence qu’il a marquée à son arrivée pour son épouse et son enfant consterne tout le monde, et les langues vont leur train. Pour Monsieur le Commandeur, celui-là n’a pas de soupçons ; on ne lui ôterait pas de la tête que son neveu vit fort mal avec sa femme, et le ton dont il me parle me persuade qu’il me croit l’agent et le confident du dérangement de sa nièce. Si c’était un homme plus traitable, je pourrais m’expliquer avec lui... À parler franchement, je ne sais comment m’y prendre pour entrer en conversation sur cette matière. Je sens que si j’étais à la place de Monsieur le Marquis, je suspecterais tous les discours et les aveux que l’on pourrait me faire à ce sujet. Par conséquent réflexion faite, laissons les choses entre les mains de nos Dames : elles en sont les Auteurs ; moi, je n’ai fait que servir de témoin oculaire : encore n’ai-je pas tout vu ; je n’ai fait qu’amener Madame à l’ombre de la nuit ; je l’ai ramenée à la clarté du jour, et on m’a dit que Monsieur était l’amant nocturne de Madame la Marquise... Tout m’a porté à le croire dans le temps ; mais dans l’état où sont les choses... J’entends quelqu’un, c’est sans doute Monsieur le Marquis : Allons, Pinçon, de la hardiesse ; c’est à un Philosophe que tu vas parler... Maudit contretemps ! c’est Monsieur le Commandeur.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR PINÇON, LE COMMANDEUR

 

LE COMMANDEUR, à part.

Je viens de donner rendez-vous ici à mon neveu. On a posté là, sans doute, ce vil Serviteur, pour entendre notre conversation.

Haut à Monsieur Pinçon.

Qui cherchez-vous chez moi ?

MONSIEUR PINÇON.

Moi, Monsieur !

À part.

Je ne sais que lui répondre.

Haut.

J’attendais Monsieur le Marquis.

LE COMMANDEUR.

De quelle part ?

MONSIEUR PINÇON, à part.

Je suis tout interdit.

Haut.

J’avais quelques petites choses à lui dire.

LE COMMANDEUR.

Allez l’attendre chez lui, et que jamais il ne vous arrive de le venir cherchez chez moi.

MONSIEUR PINÇON, à part.

C’en est trop ; mon honneur est compromis ; il faut que je lui parle.

Haut.

Monsieur le Commandeur, vous me prenez pour tout autre... Je suis un honnête homme, et Madame la Marquise...

LE COMMANDEUR, impérieusement.

Vous êtes bien hardi d’entrer en conversation avec moi : Sortez.

MONSIEUR PINÇON, en s’en allant.

La fierté le rend dur et sauvage : quelle différence de lui à son neveu.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE COMMANDEUR, seul

 

Je ne doute plus de la conduite de Madame de Clainville. Mon neveu en est instruit ; sa philosophie prendra soin de le cacher ; mais au moins il ne peut rien me taire : Pourra-t-il détruire ce qu’il m’a dit avant de partir pour son Régiment ? Le voici : dissimulons.

 

 

Scène IV

 

LE COMMANDEUR, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Mon cher oncle, pardonnez, si je ne me suis pas rendu plutôt j’étais arrêté avec mon Intendant pour des affaires de ma maison. 

LE COMMANDEUR.

Oui je conçois qu’il y a du désordre dans ta maison ; mais tu pareras à tout cela. Ta présence était ici bien nécessaire.

LE MARQUIS, à part.

Mon oncle est instruit : je suis perdu.

LE COMMANDER, gravement.

Répondez-moi, Monsieur, sans détour, et sans cette philosophie qui dégrade l’homme, quand elle est poussée jusqu’à l’indécence. J’ai appris dans le monde, comme vous le savez, que vous aviez abandonné votre femme qu’une inclination secrète en était le motif. Je vous en fis part quelques jours avant que vous partissiez pour votre Régiment. Vous m’assurâtes que vous ne viviez plus avec elle depuis dix-huit mois, que ce n’était point de votre faute, et que indifférence pour vous ou son dégoût pour le mariage vous avait fait respecter ses volontés. J’arrive pour passer la campagne avec elle ; je la trouve mère ; qu’est-ce que cela signifie ?

LE MARQUIS.

Mon oncle, ce n’est point avec vous que j’emploierai le détour. Mes intérêts vous sont aussi chers que les vôtres : ma femme m’a trompé.

LE COMMANDEUR.

Et vous le supportez de sang-froid ! Vous souffrez même cet enfant chez vous !

LE MARQUIS.

Mon oncle, je suis loin de l’excuser ; je condamne comme vous sa faiblesse ; mais son imprudence est répréhensible...

LE COMMANDEUR, en l’imitant.

Son imprudence est répréhensible ? Dites plutôt que son impudence mérite le châtiment le plus sévère. Vous devez pour jamais la bannir de vos yeux et la faire enfermer pour sa vie, dans le fond d’un cloître.

LE MARQUIS.

Moi ! mon oncle ? venir à un éclat ? Le Ciel m’en préserve ! Elle a perdu mon estime ; mais je ne puis me résoudre à perdre celle du Public. Vous sentez, comme moi, l’importance d’une telle démarche ; votre indignation pour sa faute vous porte à ce point de sévérité ; mais lorsque vous aurez réfléchi sur ce que nous nous devons ; vous approuverez ma conduite.

LE COMMANDEUR, en colère.

Mais, tout Paris sera instruit, s’il ne l’est pas déjà, de ce qui t’arrive. Ne fait-on pas que tu habites plus avec elle depuis très longtemps ? Toi-même, tu l’as dit hautement.

LE MARQUIS.

Voilà mon tort ; et sans cette imprudence, vous-même, mon oncle, vous ignoreriez sa conduite.

LE COMMANDEUR.

Je t’admire il ne te manque plus qu’à l’approuver et à faire même pis, si la chose était possible ; va, ta femme te connaissait bien. Avec tout autre, elle se fut comportée différemment. Elle te donne un enfant qui va porter ton nom, jouir de ta fortune... Peux-tu supporter cet outrage et souffrir cet opprobre ! Non, cela ne sera point ; je vais faire déclarer cet enfant adultérin ; te faire interdire comme fou, et soutenir le caractère de l’homme sage.

LE MARQUIS, de sang-froid.

Mon oncle, vous êtes en colère, et vous ne pouvez obtenir ce titre que quand vous serez de sang-froid. Que mon indifférence vous paraisse extravagante, j’y consens ; mais faites attention qu’en faisant du bruit, et en en venant à un éclat, je ne détruirai point ce qui est fait. Par ce moyen, au contraire, je donnerai la certitude de l’inconduite de ma femme et de mon déshonneur ; et je pense qu’ayant l’air actuellement d’être réuni avec elle, il sera très aisé de pouvoir persuader que ce raccommodement était fait avant que je repartisse pour mon Régiment.

LE COMMANDEUR, outré.

Je ne m’avilis point jusqu’à m’abaisser à feindre. Le seul parti que je puisse prendre, c’est de ne plus vous voir.

LE MARQUIS.

Mon oncle.

LE COMMANDEUR.

Laissez-moi.

LE MARQUIS.

De grâce, modérez-vous, voilà Madame la Comtesse.

LE COMMANDEUR.

Je sors, pour ne point lui faire paraître mon courroux.

Il sort en saluant brusquement la Comtesse.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS

 

LA COMTESSE.

Qu’a-t-il donc, le cher Commandeur ? Il paraît bien agité.

Avec ironie.

Il n’est pas Philosophe, lui !

LE MARQUIS.

Vous pensez donc que ce caractère est bien indifférent sur les évènements de la vie ?

LA COMTESSE.

Je le pense si fort que j’aimerais mieux être quadrupède que d’être animal Philosophe.

LE MARQUIS.

Vous êtes on ne peut pas plus aimable.

LA COMTESSE.

Je dis ce que je pense, et vous ne vous en fâcherez point encore.

LE MARQUIS.

Pourquoi m’en fâcherais-je ? Tout ce qui sort d’une si jolie bouche ne peut offenser un galant homme.

LA COMTESSE.

Je ne conçois pas, mon cher Marquis, comment vous avez pu fixer votre épouse si longtemps. La pauvre enfant, depuis trois ans qu’elle est unie avec vous, n’a pas pensé qu’il pût exister d’homme plus aimable que son mari.

LE MARQUIS.

Elle est si novice, si timide... Cela tient lieu de vertus au moins.

LA COMTESSE, à part.

Je voulais le pousser à bout ; vous verrez que c’est lui qui me confondra.

Haut.

Quel homme vous êtes ! Vous ne tenez compte de rien : la vertu chez vous est une chimère. Vous n’êtes donc pas susceptible de passions.

LE MARQUIS.

Moi ! Madame ; si mon intérieur annonce de l’indifférence, les apparences sont contre moi ; mon âme est toute de feu. Je sens plus qu’un autre ; mais je sais dompter mes passions.

LA COMTESSE.

Vous n’êtes donc pas Philosophe ?

LE MARQUIS.

Ce mot est commun et difficile à définir. La Philosophie n’est point égale chez tous les hommes : on l’applique à tout propos ; et, pour être juste et généreux dans ses procédés, on vous érige en Philosophe. Et, si ces qualités peuvent y faire prétendre, j’en mérite le titre.

LA COMTESSE, à part.

Profitons de ce moment : je vais...

Haut.

Ah ! voilà cet étourdi de Baron.

LE MARQUIS.

Je vous laisse avec lui.

LA COMTESSE.

Ah ! ne me rendez pas ce mauvais service. J’ai à vous parler. Venez dans quelques instants me rejoindre chez votre femme.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS, LE BARON

 

LE BARON, retenant la Comtesse.

Vous sortez, parce que j’arrive ; c’est une fatalité insoutenable de faire fuir la femme que l’on trouve la plus aimable.

LA COMTESSE.

Sérieusement, Baron ? Vous le pensez ?

LE BARON.

Comme je vous le dis.

LA COMTESSE.

Eh ! quel profit vous en reviendra-t-il ?

LE MARQUIS.

Le plaisir de vous le dire et de vous le répéter ne sont-ils pas pour lui un avantage certain ?

LE BARON.

On ne peut pas mieux interpréter ma réponse ; mais je te dispense de ce soin à l’avenir.

À la Comtesse.

Vous tirez bien parti de votre cruauté ! Ah ! prenez-y garde, la plus fine et la plus adroite n’échappe pas toujours aux poursuites d’un amant qui persévère comme moi.

LA COMTESSE.

Auriez-vous envie de devenir le mien ?

LE BARON.

Dès ce moment, si la fantaisie vous en prend...

LA COMTESSE, riant.

Marquis, vous en êtes témoin.

LE BARON.

Oh ! lui ? c’est comme s’il n’y avait personne ; en présence de tout autre, ce serait une indiscrétion ; mais vous le connaissez. Indifférent, distrait, enfin un Philosophe.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Oui, Madame, vous pouvez tout lui permettre en ma présence, et même il peut, si l’envie lui en prend, m’attaquer sur le point d’honneur.

LE BARON.

Oh ! non. Sur cet article tu n’es pas philosophe, et ta réputation est trop bien établie ; mais tu ne peux empêcher qu’on ne te trouve un homme extraordinaire.

LA COMTESSE.

Point du tout : c’est un homme fort ordinaire ; et moi, je pense, au contraire, que cette indifférence pour les choses de ce bas monde, n’est qu’un intérêt personnel. On devient Égoïste : ce mal se gagne, il est si doux de ne s’intéresser qu’à soi.

LE BARON, au Marquis.

Marquis ? que penses-tu de cette observation ? La remarque est instructive. Je serais presque tenté de penser comme toi.

LE MARQUIS.

Va, reste ce que tu es tu ne pourrais être heureux en m’imitant. Madame à une fort mauvaise opinion de moi ; et tel que tu es, tu n’en inspires pas une aussi défavorable.

LE BARON.

Je crois qu’il me gratifie d’une épigramme.

LE MARQUIS.

Je te réponds du même style...

LA COMTESSE.

Vous vous exprimez l’un et l’autre avec tant de franchise, que vous excitez la mienne. Un fat, un homme indifférent, sont pour moi deux êtres... insupportables ; et si l’on m’avait donné l’un des deux pour époux, je n’aurais pas répondu de moi.

LE BARON.

Vous en répondez donc ?

LE MARQUIS.

Autant que la chose est possible.

LA COMTESSE.

Courage, Messieurs, égayez-vous à mes dépens.

LE BARON.

Si nous applaudissions à l’aveu modeste que vous venez de faire ; vous riez, je gage, dans le fond de l’âme, de notre crédulité. Votre esprit est trop au dessus du vulgaire, pour se piquer d’une innocente plaisanterie. Vous nous mystifiez un peu sévèrement ; et notre but n’est, au contraire, que de vous divertir un moment.

LE MARQUIS.

Baron, tu n’as jamais été plus essentiel qu’en ce moment. Je m’en rapporte à Madame.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! vous vous mettez aussi de la partie ! Et le jeu vous amuse ! Oh ! j’aurai bien mon tour.

Haut, au Marquis.

Le Baron se forme, et je ne doute point, qu’avec vos préceptes, vous ne l’érigiez un jour en Caton

LE BARON.

Pour que la chose fût possible, il ne faudrait jamais s’exposer à vous voir.

LA COMTESSE.

Le compliment me flatte.

LE BARON.

Mais il ne vous pique pas.

LA COMTESSE.

Je vous laisse, Messieurs, et je vais rejoindre Madame la Marquise, de qui vous ne vous occupez guères.

LE BARON.

Ah ! pour celui-là, vous avez raison : grondez-le bien fort. Il est arrivé ce matin ; je gagerais qu’il ne l’a point embrassée ; qu’il m’en donne la permission, et vous verrez si je ne m’en acquitte pas mieux que lui.

LA COMTESSE, en s’en allant.

Si vous n’avez d’autre obstacle à vaincre que le consentement de Monsieur : vous pouvez, Baron, tout espérer de la Marquise.

LE BARON, au Marquis.

Eh bien ! que dis-tu de cela ? Dois-je en faire la tentative ?

LE MARQUIS.

Pourquoi pas.

LA COMTESSE, à part.

Je l’aurais gagé. Oh ! le maudit homme ! qu’il est insupportable.

Elle sort.

LE BARON, l’arrêtant.

Vous l’avez entendu : je me mets sur les rangs.

LA COMTESSE, avec dépit.

Cela sera bien fait ; et je vous souhaite bonne réussite.

LE BARON.

Parlez donc pour moi.

LA COMTESSE.

Je ferai mon possible.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LE MARQUIS

 

LE BARON, regardant la Comtesse sortir.

Je vole sur vos pas.

Au Marquis.

Eh bien ? te voilà tout stupéfait ? Te repens-tu déjà de ta complaisance ?

LE MARQUIS.

Je ne suis pas complaisant, mais je suis juste. Si tu peux plaire à la Marquise, pourquoi veux-tu que je m’y oppose.

LE BARON.

Tout de bon ! tu lui verrais bien accueillir mes soins de sang-froid ?

LE MARQUIS.

Non ; mais d’un sang modéré.

LE BARON.

Allons, je vais, sans tarder mettre tout en usage pour réussir. Si j’échoue, je partirai vingt quatre heures plutôt que je ne l’avais projeté.

 

 

Scène VIII

 

BABET, LE MARQUIS, LE BARON

 

BABET.

Monsieur le Baron, voilà des lettres de Paris que j’sommes chargés de vous remettre.

LE BARON.

Donnez, ma belle enfant :

Au Marquis.

regarde-là donc, Marquis, comme elle est jolie ! C’est une des trois Grâces que l’Amour a donné pour berceuse à ta fille.

LE MARQUIS, en la regardant.

Elle me paraît fort bien.

À part.

Ma patience commence à se lasser. C’est trop souffrir.

Haut.

Je te laisse lire tes dépêches.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE BARON, BABET

 

BABET, faisant la révérence.

Adieu, Monsieur, je m’en allons aussi.

LE BARON, l’arrêtant par la main.

Non, non, restez encore, mon Ange.

BABET.

Qu’y a-t-il pour vot’ sarvice, Monsieur ?

LE BARON, à part.

Elle est charmante.

Haut.

Bien des choses, si vous vouliez m’entendre.

BABET.

Si vous avez la bonté de vous expliquer, je ferons tout ce que vous jugerez à propos, Monsieur.

LE BARON.

Tout, absolument.

BABET.

Tout ce qui sera en not’ pouvoir.

LE BARON.

Je n’en exige pas davantage.

BABET.

Eh bien ! que faut-il faire ?

LE BARON.

Me donner une place dans votre cœur. Vous voyez que c’est une chose bien faisable.

BABET, avec ingénuité.

Un place dans mon cœur ?... Je pensons que ce serait vous aimer, comme on aime son mari ou son amant.

LE BARON.

Il n’y a point de différence.

BABET.

C’est une chose impossible.

LE BARON.

Eh ! pourquoi cela ?

BABET.

Vous vous moquez, Monsieur ; pouvez-vous penser qu’une pauvre fille, comme nous, puisse aimer un homme comme vous ?

LE BARON.

Pourquoi non ? ne suis-je pas fait comme un autre ?

BABET.

Cela se pourrait très bien ; mais j’y trouvons une si grande différence, que je n’oserions jamais vous aimer comme j’aimerions par exemple...

LE BARON.

Ah ! vous avez un petit amoureux, à ce que je vois. Et quel est-il ?

BABET.

Puisque vous me le demandez, je ne vous le cacherons pas ; c’est Blaise, le fils du Jardinier.

LE BARON.

Il ne faut pas vous demander s’il vous aime.

BABET.

Oh ! beaucoup.

LE BARON.

Et vos parents consentent-ils à votre mariage ?

BABET.

Oui : quand la petite demoiselle marchera toute seule ; mais je n’y pensons pas je nous sommes arrêtée trop longtemps... Elle crie, peut-être. Adieu, Monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

LE BARON, seul

 

Elle est vraiment intéressante, cette petite villageoise ; mais n’y pensons pas. J’aurais plutôt réduit une prude que vaincu cette vertu sauvage. Lisons nos lettres : en voici une de ma mère : celle-là presse moins. Voyons celle du Vicomte : que va t-il m’annoncer ?... que ses créanciers le poursuivent actuellement plus que les jolies femmes ?

En décachetant.

Je doute qu’ils en tirent un meilleur parti... Il m’envoie une chanson !

Il lit.

« Comme nous nous devons mutuellement des avis, je dois te prévenir que tu ne dois point perdre ton temps chez la Marquise de Clainville. Elle a fait le premier pas, et je ne doute point que tu ne déploies ton talent pour lui faire connaître le plaisir d’une seconde erreur : la chanson qu’on a faite sur elle, t’instruira du tout ». Je n’en reviens point.

Il lit la chanson.

Sur l’air de Malbrouk ? Le Marquis ignorait que sa femme était enceinte, et tout Paris le savait. C’est dans l’ordre ; les maris doivent toujours être instruits les derniers. Je suis piqué au vif. Cette intrigue m’a passé sous le nez, et on me l’a soufflée... Ah ! Madame la Comtesse, vous êtes dans la confidence !... Sans respect pour votre austère vertu, ah ! comme je vais m’amuser à leurs dépens ! Il faut qu’elles me rendent les armes, ou je les désespère. À l’égard du pauvre Marquis, ayons la générosité de respecter sa situation. Quoique philosophe, cet événement ne manquerait pas de lui être fort sensible... Allons paraître chez ces dames avec un front d’airain.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MADAME PINÇON, BABET

 

BABET.

Ah, Madame Pinçon, comme on est triste dans le châtiau ! Si ce n’était Madame la Comtesse, tout le monde périrait d’ennui.

MADAME PINÇON.

Que veux-tu, mon enfant, on ne peut pas toujours être gai ; chaque chose a son temps.

BABET.

Je ne voyons pas, moi, qu’il soit bien nécessaire que j’soyons comme des hiboux. Je venons de passer dans le salon de compagnie ; jamais je n’y avions vu régner un si morne silence. Monsieur le Marquis, pour le jour de son arrivée, n’est guère empressé auprès de son épouse. Il ne la regarde tant seulement pas. – Est-ce que tous les maris sont comme ça ?

MADAME PINÇON.

Il y en a beaucoup, mon enfant. Ils ne sont pas plutôt en ménage, qu’ils voudraient en être déjà bien loin.

BABET.

Vraiment si tous étiont de même, je ne me marierons jamais.

MADAME PINÇON.

Ce serait bien sage mon enfant. Mais ce petit diable d’amour qui on a donné je ne sais pourquoi, le nom de dieu, est bien malin.

BABET.

Vous avez ben raison, Madame Pinçon.

MADAME PINÇON.

Comment donc mon enfant, est-ce que tu en serais possédée ?

BABET.

Tenez, Madame Pinçon, je n’avons rien de caché pour vous. Mais voici Madame, je vous conterons cela dans un autre moment.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON

 

LA COMTESSE, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

LA MARQUISE.

Convenez, ma bonne amie, que ce qui fait l’objet de mes inquiétudes, est pour vous un grand sujet de plaisir.

LA COMTESSE.

Comment n’en aurais-je pas en pensant à tout ce que je vois ? Vous vous obstinez à vous taire. Le Marquis, malgré tous son bon sens, est au bout de sa rhétorique. Ce Commandeur, homme impérieux et emporté, vous traite avec une dureté inouïe, Monsieur Pinçon, qui guette le moment de tout découvrir au Marquis, en est toujours détourné par les bourrasques du Commandeur. Le Baron, brochant sur le tout, nous lâche des épigrammes à déconcerter les femmes les plus intrépides. L’on me fait la grâce de me croire dans la confidence d’un amant. En vérité, il y aurait de quoi se fâcher, si la singularité de votre retenue et de ma complaisance, n’était pour moi un sujet de risée.

MADAME PINÇON.

Il est vrai, que dans tout ceci il n’y a pas grand mal ; et ces Messieurs en commettent bien plus que nous, en vous soupçonnant capable d’une erreur.

LA COMTESSE.

Cette erreur est si douce et si fort à la mode, qu’il n’y a rien d’étonnant que ces Messieurs nous croient coupables.

MADAME PINÇON.

Il est vrai que, si Madame la Marquise avait choisi pour amant tout autre que son époux, elle éprouverait plus de satisfaction, et bien moins de contrainte.

LA COMTESSE.

Tout de bon, ma pauvre Pinçon !... Elle a raison, elle se divertit aussi de votre embarras.

LA MARQUISE.

Hélas ! que vous connaissez peu mon cœur ! Forcée, dès mon enfance, à étouffer mes sentiments ; condamnée à finir mes jours dans un Cloître, M. le Marquis me voit, me tire de cet état cruel. Pénétrée de ses bienfaits, j’ai pris pour de la reconnaissance ce qui n’était qu’un effet de mon amour. J’adorais mon bienfaiteur, et je n’ai pu vaincre, un moment, la timidité que sa présence m’inspirait. Loin de lui, je languis, ma contrainte me désespère : je forme toujours le projet de lui découvrir mes sentiments. Vient-il à paraître ? tout s’évanouit. Quel sort cruel ! ô ma tendre amie ! Concevez-vous bien l’excès de ma douleur ?

LA COMTESSE.

Vous êtes à plaindre ; mais au moins, ma bonne amie, permettez à ceux qui vous sont attachés, de faire connaître à votre époux tout ce que vous méritez.

LA MARQUISE.

Il faut convenir que notre position et bien embarrassante.

LA COMTESSE.

Pas trop.

MADAME PINÇON.

Pour vous, Madame la Comtesse ? Mais pour Madame et pour moi, c’est bien scabreux.

LA MARQUISE.

Assurément. Monsieur de Clainville ne nous en croira jamais.

LA COMTESSE.

Ce serait charmant : l’on pourrait bien le nommer le mari philosophe.

MADAME PINÇON.

Vous ne nous rassurez guères, Madame la Comtesse ; et, si nous ne devions pas rendre Monsieur le Marquis plus amoureux que jamais, ii vaudrait mieux qu’il ne fût pas ce que nous avons fait pour lui.

LA MARQUISE.

Pourra-t-il condamner un innocent artifice qui doit lui donner la plus grande preuve de toute ma tendresse ?

LA COMTESSE.

Non certainement ; mais il est temps qu’il en soit instruit. Tout parle contre vous ; et je ne vous cache pas que je commence à craindre.

MADAME PINÇON.

Vous, Madame la Comtesse, qui prenez plaisir à tourmenter les hommes, et qui leur faites sans cesse la guerre, vous voilà déjà fatiguée et prête à rendre les armes ? Je voudrais, disiez-vous, que cette aventure restât cachée encore dix ans ; je m’en amuserais tout le temps ; et à peine une année est-elle révolue, que vous voulez qu’on découvre tout.

LA COMTESSE.

Mais un an, c’est beaucoup pour nous autres femmes.

MADAME PINÇON.

Jour de Dieu ! ne sommes-nous pas capables d’autant de réserve et de discrétion que les hommes, quand nous voulons bien nous le mettre en tête. Je ne sais pourquoi nous faiblirions dans une circonstance où il s’agit de réparer notre réputation : croyez-moi, Madame, songeons à prouver l’injustice des hommes, qui se sont arrogés, je ne sais par quel droit, la primauté sur nous.

LA COMTESSE.

Je crois vraiment qu’elle se fâche tout de bon... Tu ne sais donc pas que nous sommes bien éloignées de les égaler en courage et en capacité.

MADAME PINÇON.

Mort de ma vie ! si toutes les femmes me ressemblaient, on verrait, avant vingt-quatre heures, un Régiment de Chevaliers d’Éon sur pied ; il ne reculerait pas devant l’ennemi !

LA COMTESSE, riant.

J’en conviens ; mais ma pauvre Pinçon, que de femmelettes pour un homme femme Dès la création du monde, jusqu’à sa fin, on n’en comptera pas cent de cette trempe.

MADAME PINÇON.

Qu’on nous mette des hauts-de-chausses, et qu’on nous envoie au Collège, vous verrez si on ne fera pas de nous des milliers de Héros. Je voudrais me voir à la tête d’une Compagnie, je gage : que je m’en tirerais avec gloire.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON, MONSIEUR PINÇON

 

MONSIEUR PINÇON, écoutant.

Madame Pinçon, à la tête d’une Compagnie ! De perdreaux, sans doute ? Ah ! la pauvre chère femme ! il ne lui manquait plus que de prétendre à vouloir s’envoler. Quand j’assure, moi, que l’invention des Ballons n’a fait qu’enflammer toutes les têtes creuses, je ne me trompe pas.

MADAME PINÇON, en colère.

Que parlez-vous de têtes creuses ?

MONSIEUR PINÇON.

J’ai tort, Madame Pinçon. À votre âge, avoir la folie de vouloir voyager.

LA COMTESSE, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! voici qui est délicieux ! Ce quiproquo est unique.

MADAME PINÇON.

Vous avez raison, Madame, il ne fait plus ce qu’il dit.

MONSIEUR PINÇON, riant.

Vous verrez que c’est moi qui déraisonne.

MADAME PINÇON.

Il y a long temps que je m’en suis aperçu.

MONSIEUR PINÇON.

Fort bien il faut être femme pour être de ce ridicule.

MADAME PINÇON.

Allons, allons ; taisez-vous bonhomme.

LA COMTESSE, riant.

Vous n’y pensez pas l’un et l’autre. Vous vous querellez sans vous entendre, et vous avez raison tous les deux. Mais, mon cher Monsieur Pinçon, vous qui êtes le plus raisonnable, du moins qui voulez le paraître, il s’agit de bien autre chose dans ce moment.

MONSIEUR PINÇON.

Permettez, Madame la Comtesse, que je ne me mêle plus de rien.

MADAME PINÇON.

L’on ne vous demande que cela.

MONSIEUR PINÇON.

Eh bien ; Madame Pinçon, vous ferez obéie.

LA MARQUISE.

Comment, mon pauvre Pinçon, vous voudriez me laisser dans l’embarras.

MONSIEUR PINÇON.

Madame Pinçon et qui en fait plus que moi, qui vous y a mise, vous en tirera, Madame.

MADAME PINÇON.

Jamais il n’a si bien raisonné.

LA MARQUISE.

Ne l’obstinez donc pas ; lui seul peut tout réparer.

MADAME PINÇON.

Dites plutôt, Madame, qu’il gâtera tout. Le pauvre cher homme déloge son bon sens tous les jours.

MONSIEUR PINÇON, en colère.

On le perdrait bien à moins, avec une tête exaltée comme la vôtre, Madame Pinçon.

MADAME PINÇON.

C’est qu’elle a de l’énergie, et que vous n’en avez plus.

MONSIEUR PINCON.

J’en suis fâché pour vous, Madame Pinçon ; vous ne seriez pas si arrogante et si impérieuse ; mais vous n’êtes guères plus jeune que moi.

MADAME PINÇON.

Qu’importent les années ? quand on a toute la vigueur de la jeunesse. Je me porte bien, j’ai bon appétit, bon sommeil ; je fais bien toutes mes fonctions, et je remplis de même mon devoir. Pouvez-vous en dire autant, bon homme ?

LA COMTESSE, riant aux éclats, à la Marquise.

Vous ne pouvez vous empêcher de rire, chère amie ; en vérité, vous conviendrez que leur dispute est on ne peut pas plus divertissante.

LA MARQUISE.

Il est vrai qu’ils sont incroyables. Je m’en amuse cependant moins que vous ; depuis longtemps je suis faite à leurs débats.

MONSIEUR PINCON, furieux.

Je sors, par respect pour ces Dames ; mais nous nous retrouverons Madame Pinçon, et vous verrez.

MADAME PINÇON, le raillant.

Je verrai que je ne verrai rien.

M. Pinçon sort, bougonnant et faisant des gestes plaisants.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON

 

LA COMTESSE.

Tu le pousses à bout, Pinçon : sais tu qu’une femme essentielle doit toujours respecter son mari.

MADAME PINÇON.

Je ne suis donc pas femme essentielle ; car je n’ai point cette faiblesse. Être esclave soumise d’un homme, d’un mari, qui sans nous n’aurait jamais existé.

LA COMTESSE.

Ma pauvre Pinçon, à ton tour tu ne fais pas trop ce que tu dis ; laisse aller les choses ainsi qu’elles sont établies ; ta colère et celle même de toutes les autres femmes ne changeront rien, en dépit qu’elles en aient.

MADAME PINÇON.

Cela n’empêche pas que celles qui pensent comme moi y mettent des variations et fassent très peu de cas de leurs droits ainsi que de leurs lois.

LA COMTESSE.

Tu n’aurais pas été bonne en Turquie.

MADAME PINÇON.

Oh ! je vous en réponds. J’aurais mis le feu au sérail après avoir sauvé toutes celles qui auraient voulu me suivre.

LA MARQUISE.

Laissons-là ce discours et occupons nous du parti que nous devons prendre.

À la Comtesse.

Monsieur le Marquis ne vous a-t-il pas promis, ma bonne amie, de venir vous rejoindre chez-moi ? Comme il tarde à venir !

LA COMTESSE.

Je n’en suis pas étonnée comme vous ; vous le forcez plutôt à vous fuir qu’à vous cherchez ; mais en récompense, j’entends le Baron qui vient vous faire sa cour d’après le consentement de votre cher époux.

LA MARQUISE.

Quel affreux contretemps ! Que je le déteste, ce Baron ! Ma bonne amie, feignons d’être occupées, pour qu’il soit forcé de nous laisser.

LA COMTESSE.

Il n’est pas homme à abandonner si facilement la partie.

MADAME PINÇON.

Voulez-vous que je lui dise que vous n’êtes pas visible ?

LA MARQUISE.

Oui, tu m’obligeras.

LA COMTESSE.

Il faut bien s’en garder. Sa mauvaise langue nous jetterait dans un embarras dont nous ne pourrions plus nous tirer : le voilà, travaillons.

MADAME PINÇON.

Aussi bien il n’est plus temps.

 

 

Scène V

 

LE BARON, LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON

 

LE BARON.

Comment ! toutes les deux seules ?

MONSIEUR PINÇON.

Pour qui me prenez-vous, Monsieur le Baron ?

LE BARON.

Pour une intelligence suprême, invisible comme elle, mon enfant.

MADAME PINÇON.

C’est-à-dire, qu’on ne s’aperçoit pas de moi : je n’en sens pas moins l’épigramme.

LE BARON.

Il faut avouer, Mesdames, que c’est une confidente des Dieux, que Madame Pinçon ; Mercure lui aurait cédé le pas, même dans les meilleures occasions.

LA COMTESSE, à part.

Fort bien ; je m’attendais à ce début.

MADAME PINÇON.

Vous vous amusez, Monsieur le Baron aux dépens de mon innocence, et de ce que je me trouve au dépourvu, pour répondre à vos phrases amphigouriques.

LE BARON, riant.

Elle ne m’entend pas, la pauvre petite... Quand nous aurons eu une conversation ensemble, nous nous entendrons bien ; je t’en réponds.

MADAME PINÇON, s’en allant.

Je n’ai jamais eu le talent de comprendre les hommes qui ne sont pas dans leur assiette naturelle ; et, à vous parler sincèrement, vous m’avez plutôt l’air, Monsieur le Baron, d’une marionnette, que d’un homme de chair et d’os.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, LA COMTESSE, LA MARQUISE

 

LE BARON, regardant sortir Madame Pinçon.

Elle est piquante, au moins votre vieille gouvernante, Madame la Marquise.

LA MARQUISE.

Il est vrai qu’elle n’est pas endurante.

LA COMTESSE.

Dites plutôt, ma bonne amie, qu’elle a répondu à propos au Baron. Monsieur n’a que ce qu’il mérite ; pourquoi se familiarise-t-il avec les gens ?

LE BARON.

Vous verrez que ce sera moi qui aurai tort.

LA MARQUISE.

Certainement ; et vous n’êtes pas traitable.

LE BARON, riant, et prenant la main de la Marquise.

Moi, je ne suis pas traitable ! Ah ! vous n’avez qu’à dire ce que vous voulez, que je sois auprès de vous, et vous me verrez souple, soumis, vouloir et respecter toute vos volontés.

LA COMTESSE.

La plus absolue, et celle dont on vous saura le meilleur gré, c’est d’éviter toujours sa présence.

LE BARON.

L’intimité qu’il y a entre vous deux, Mesdames, vous permet-elle de répondre l’une pour l’autre de votre penchant ? Et, qui a su plaire à une de vous deux, peut se flatter d’avoir fait deux conquêtes ; mais, à ce que je vois, la place est prise ; et, malgré la permission tacite du Marquis, je me vois éconduit avant même d’avoir été sur les rangs. Eh bien ! n’en parlons plus.

LA MARQUISE.

C’est ce que vous avez dit de plus sage, Monsieur le Baron.

LA COMTESSE.

Il devrait toujours commencer ses conversations par cette phrase : elles ennuieraient moins.

LE MARQUIS.

Il est vrai qu’elles sont insoutenables.

LE BARON, à la Comtesse.

Applaudissez-vous de votre ouvrage : elle devient de jour en jour plus aimable. On se décourageait à l’aspect de sa timidité ; et ce ton impératif et agaçant la rend, à mes yeux, un million de fois plus intéressante. Il faut vous laisser, Mesdames, le temps de la réflexion ; peut-être n’y gagnerai-je pas... Mais...

LA COMTESSE.

Peut-être ?

LE BARON.

J’en suis sûr, si vous le préférez.

LA COMTESSE.

Eh ! quel est votre espoir ?

LE BARON.

De lui plaire : pour vous, c’est inutile, aussi je n’y compte pas ; nous nous connaissons trop.

LA COMTESSE, en colère.

Nous nous connaissons trop, Monsieur le Baron ? Votre fatuité est indécente.

LE BARON.

Là, là... Si vous étiez une bégueule, je vous passerais votre emportement ; et, parce qu’il y a de l’analogie dans nos caractères, vous croyez que j’entends dire que nous avons été au mieux voilà la femme : la plus grande, la plus essentielle, est toujours minutieuse. Convenez au moins de cette vérité. Je vous ai vu cent fois censurer votre pauvre sexe, dans pareille circonstance.

LA COMTESSE, riant.

Il faudrait avoir des arguments à la Pinçon, pour vouloir vous persuader du contraire.

LE BARON.

Il est vrai qu’elle est intraitable sur ce point. Rien ne m’amuse tant que ses prétentions. Je n’ai pas de plus grand plaisir que quand je puis la pousser à bout.

LA COMTESSE.

Et vous n’avez pas grande peine. Mais laissons ce badinage. L’après midi sera bien triste, Baron ; nous avons formé le projet, la Marquise et moi, de ne point sortir. Nous voulons étudier un duo très difficile.

LE BARON.

Pourquoi pas un trio ? Je ferai bien ma partie.

LA MARQUISE.

Nous n’en doutons pas ; mais...

LE BARON.

Achevez ; qu’avez-vous à craindre ?

LA COMTESSE.

Les difficultés... Vous êtes trop bon musicien pour nous.

LE BARON, apercevant un métier de tapisserie, et allant s’asseoir auprès.

Allons, Mesdames, amusez-vous à mes dépens. Moi, je vais faire de la tapisserie. Quel exemple de discrétion et de modestie je donne aujourd’hui !

LA MARQUISE, bas à la Comtesse.

Nous ne pourrons jamais nous en défaire ma bonne amie.

LA COMTESSE, de même.

J’en tremble... Qu’un homme est insupportable quand il ennuie, et qu’il est persuadé de plaire !... Mais n’y faisons pas attention. Occupons-nous.

LA MARQUISE, de même.

Si Monsieur de Clainville venait, peut-être viendrait-il à bout de l’éloigner.

Le Baron s’assied, et travaille à la tapisserie. La Marquise s’occupe à broder, et la Comtesse essaye des difficultés sur le clavecin.

LA MARQUISE, à la Comtesse.

Ma bonne amie, accompagnez-vous, et chantez la Romance du bonheur d’une âme sensible.

LA COMTESSE.

Elle vous plaît bien, cette chanson : elle exprime la situation de votre cœur. Je vais vous satisfaire.

LE BARON.

C’est très bien dit ; et, pour vous en récompenser, je vous ferai cadeau d’une Chanson que je viens de recevoir, à l’instant, de Paris.

LA COMTESSE.

Ah ! voyons-la.

LE BARON.

Voilà les femmes... Mais vous aurez la complaisance, Madame, de nous gratifier plutôt du plaisir de vous entendre.

À part.

Sans cette précaution, je pourrais bien en être privé.

LA MARQUISE.

Le Baron a raison, ma bonne amie.

LA COMTESSE.

Allons, je le veux bien.

Elle chante.

Dans cet heureux asile, etc.

Ou quelqu’autre Romance analogue au bonheur.

LE BARON.

C’est chanté comme un Ange. À mon tour.

Il tire un papier de sa poche.

Vous me dispenserez, Mesdames, de chanter dans ce moment. Il me reste encore un mal de gorge, fuite d’un rhume épouvantable. Vous perdriez tout le plaisir qu’on éprouve à m’entendre chanter.

LA COMTESSE, avec impatience.

Eh ! laissez là votre verbiage, et donnez-nous cette Chanson.

LE BARON, à part.

C’est bien mon intention ; mais il faut que la Marquise la chante.

À la Comtesse.

C’est vous qui allez accompagner.

À la Marquise.

Et vous, Madame, voilà votre partie.

Il lui donne la lettre.

LA MARQUISE.

Et vous appelez cela une Chanson nouvelle ? C’est l’air de Malbrouck.

LA COMTESSE.

Fi donc ?

LE BARON, persifflant.

Fi donc ? Point tant de dédain, je vous prie, pour un air qui a fait fortune.

LA COMTESSE.

Il court les rues depuis dix ans.

LE BARON.

Il n’en est pas moins sublime, charmant ; et la Scène Française en fait ses beaux jours.

LA COMTESSE, baillant.

 Oui, je sais qu’une Pièce éternelle roula son sujet sur cet air. F

LE BARON.

Vous lui faites du tort. Car elle n’a pas de sujet déterminé ; actuellement on ne se pique plus de cette bagatelle ; de l’esprit, un décousu du commencement jusqu’à la fin, des bons mots, des espiègleries : voilà le fond des ouvrages du jour.

LA MARQUISE, à part et rougissant.

C’est une satyre affreuse : j’étouffe ; mais feignons : je veux le punir de son indiscrétion, en lisant moi-même cette calomnie.

LA COMTESSE.

Mais voyons donc ces paroles.

LE BARON.

Oh ! je veux, moi, qu’elles ne soient essayées que sur l’air où on les a mises. Il cadre, on ne peut pas mieux, avec les circonstances. Je vous avouerai, Mesdames, que j’aime à la folie tous les maris à la Malbrouck ; mais celui de ma chanson revient et trouve son ménage, on ne peut pas mieux conduit. Tout a prospéré en son absence. Quel heureux mortel ! Ce qu’il y a d’affligeant pour son épouse, c’est qu’il est un peu Philosophe comme l’ami de Clainville.

LA COMTESSE, à part, et avec une dissimulation gaie.

Je vois ce dont il s’agit.

La Marquise la regarde, et rougit.

LA COMTESSE, à la Marquise.

Eh bien donc, commencez vous ? Je suis prête ; je vous attends.

LA MARQUISE.

Comment ? vous voulez que je chante ces paroles ?

LA COMTESSE.

Assurément ; et le tout pour faire plaisir à Monsieur.

LE BARON.

Comme elle est timide ! un rien la fait rougir.

LA MARQUISE.

Moi, Monsieur, et pourquoi rougirais-je ? Je vais vous donner la preuve du contraire.

Elle chante, et la Comtesse l’accompagne.

Air : De Malbrouck.

L’Hymen et la Constance
Jamais n’ont formé d’alliance,
Tout tombe en décadence,
Dites-moi le pourquoi ?
Parlez de bonne foi,
Est-ce blesser la loi ?

L’Amour et la Nature
D’accord en dépit du murmure,
Plaisent dans l’aventure
Beaucoup plus qu’un mari
Qu’on n’avait point choisi
Pour être favori.

Terrible dans la guerre,
Au ménage époux débonnaire ;
Chez lui tout y prospère,
Et surtout un enfant,
Tandis qu’il est absent,
Arrive à contretemps.

Il vole dans sa terre,
Et loin des fureurs de la guerre,
Croit voir dans sa bergère
Son aimable moitié :
Il est pétrifié ;
Se croit cocufié.

Tremblez de sa colère
Il menace les cieux, la terre,
De voir qu’il n’est pas père
De l’enfant nouveau-né ;
De l’enfant nouveau-né ;
Il est trop indigné.

Rassurez-vous, Mesdames,
Il fut toujours l’ami des femmes :
C’est dans vos belles âmes
Qu’il puise son savoir.
Exempt de tout devoir,
Nature est son vouloir.

Cet Époux misanthrope,
Voit tout avec un microscope,
Que même, dans l’Europe,
On imite souvent,
Pour l’espoir des Galants,
Pour l’espoir des Galants.

Ô flatteuse espérance,
Toi qui fais le soutien de la France,
Toujours dans l’abondance,
Tu trouvas le bonheur :
Aux dépens de l’erreur
On soulage son cœur.

LA COMTESSE, riant aux éclats.

Oh ! que c’est plaisant ! C’est votre histoire, ma bonne amie, qu’on a mise en vaudevilles ; et Monsieur vous la présente avec bonté et modestie.

LA MARQUISE, avec fierté avec fierté, remettant la chanson au Baron.

Je vous remercie, Monsieur ; je vous prie d’en faire l’hommage à Monsieur le Marquis.

LE BARON, anéanti.

Oh ! oh ! pensez-vous sérieusement ?

LA COMTESSE.

Très sérieusement. Et vous nous obligerez infiniment.

LE BARON, avec confiance.

Ah ça, Mesdames, je ne suis point aussi noir que j’ai pu vous le paraître. Vous me traitez avec tant de cruauté, que vous m’avez autorisé à tirer parti de ce sanglant badinage. Tout Paris est imbu de l’aventure de Madame ; il n’y a que moi et le Marquis qui n’en étions pas instruits. Je pense qu’il n’est pas bien nécessaire qu’il apprenne par moi ce qu’on débite, à Paris, sur son compte.

LA MARQUISE.

Je vous proteste, Monsieur, que vous m’obligerez plus que vous ne pensez, en lui en faisant part le premier.

Le Baron la regarde.

LA COMTESSE.

Et vous nous tirerez bien d’embarras. Cela vous étonne ! Eh bien vous voilà, à votre tour, bien embarrassé. Comment ? la parole vous manque ? En vérité, ma bonne amie, nous avons fait un prodige.

LE BARON.

Je l’avoue votre sérénité, Mesdames, m’édifie. Mais, finirez-vous bientôt ce badinage ? Vous êtes bien sûres que je n’en ferai rien. En vérité, c’est battre un homme à terre.

LA COMTESSE.

Oh ! vous n’y êtes pas encore.

LE BARON, apercevant le Marquis de loin.

Taisez-vous donc. Le voici.

LA COMTESSE.

Vous allez voir un plat de mon métier.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA COMTESSE, LA MARQUISE, MONSIEUR DE CLAINVILLE

 

LE BARON, arrêtant la Comtesse qui va au-devant du Marquis.

Prenez garde, vous allez la perdre. Ceci n’est point une plaisanterie.

LA COMTESSE.

Je le sais ; et je veux traiter tout ceci sérieusement.

LE BARON.

Comment ? vous allez lui révéler tout ?

LA COMTESSE.

Sans aucune réserve.

LE BARON.

Quelle inconséquence !

Regardant la Marquise.

Et vous, vous ne l’empêcherez point.

LA MARQUISE.

Je m’en garderai bien.

À part.

Jamais moment ne me parut plus favorable. Cette noire imputation me donne du courage ; je vais tout lui avouer.

LE MARQUIS s’apercevant qu’il y a de l’embarras.

À ce qu’il paraît, Mesdames, vous ne vous attendiez pas à mon arrivée ; je vais me retirer.

LE BARON.

C’est agir prudemment ; et, d’après notre convention, tu ne devais pas te présenter, sans te faire annoncer.

LA COMTESSE.

Mais, Monsieur est maître, je pense, d’entrer librement chez sa femme...

LE MARQUIS.

Je ne suis pas de cet avis ; et tout homme prudent doit agir selon la façon de penser du Baron. J’en profiterai, je t’assure.

LE BARON.

En vérité, on n’est pas plus aimable que cela.

LA COMTESSE.

Dites qu’on ne peut pas être plus complaisant ; mais il est aussi de votre complaisance, Monsieur le Baron, de sortir avec moi : vous obligerez infiniment Madame, de la laisser seule avec le Marquis.

LE MARQUIS, étonné.

Pourquoi cette cruelle plaisanterie, Madame la Comtesse ? Nous n’avons rien de nouveau à nous communiquer.

LE BARON, riant.

Il a raison. Quelle folie de vouloir le laisser seul avec sa femme !

À la Comtesse.

En vérité ? Ma dame, vous pensez des époux comme des amants. Ne savez-vous pas que les uns se fuient, tandis que les autres se recherchent.

LA COMTESSE.

Ceux-ci font exception à la règle.

LE BARON, riant aux éclats.

Que veux tu que j’oppose à cela ? Marquis, réponds pour moi, car je n’en ai plus la force.

LA MARQUISE, à part.

Quel supplice ? je tremble.

LA COMTESSE, bas à la Marquise.

Courage je vais vous laisser seule avec lui.

Elle arrache le papier des mains du Baron ; et le donne au Marquis.

Tenez, Monsieur, ce libelle doit dicter votre réponse.

LE BARON.

Quelle imprudence !

Le Marquis lit de sang-froid le papier, et le met dans sa poche.

LE BARON, à part.

Pour le coup, sa Philosophie sera pouffée à bout. Voyons comme il va prendre tout ceci. Je m’en amuse d’avance.

LE MARQUIS, avec beaucoup de sang-froid.

Peut-on perdre son temps à de semblables sottises. Celui qui les a écrites, a pris plus de peine à les composer, que moi à les recevoir.

LA COMTESSE, avec dépit.

Il est à toute épreuve.

Bas à la Marquise.

C’est à vous, ma bonne amie, à tenter la dernière. Nous allons vous laisser seule.

LE BARON, se joignant les mains, et le regardant tout le temps.

Est-il possible !

LE MARQUIS.

Quoi ?

LE BARON.

Ton sang-froid me glace.

LE MARQUIS.

Tant mieux pour toi, tu deviendras essentiel.

LA COMTESSE.

Cet homme est insatiable.

Prenant le Baron par le bras.

Venez, Baron ; quoiqu’en dise Monsieur, il est indispensable que nous le laissions seul.

LE MARQUIS, se récriant.

Pourquoi donc, Madame ? La Marquise n’a rien à me dire, je pense...

LA MARQUISE, avec timidité.

Pardonnez-moi, Monsieur. Je voudrais vous... parler... tête... à tête.

LE BARON, la regardant, et à part.

Oh ! je comprends. C’est un pardon que l’on veut obtenir. La Comtesse a raison.

Riant.

Elle l’obtiendra sans peine.

Haut.

Nous allons vous laisser seuls ; je me rends. Je ne veux plus troubler ce tendre entretien.

À la Comtesse.

Vous voyez combien je suis raisonnable ; vous me payerez ce larcin.

Ils sortent ensemble.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE

 

Le Marquis sérieux et ne faisant pas attention à la Marquise. La Marquise baisse les yeux, et tous les deux sont dans une attitude opposée qui doit faire situation. Pendant cette Scène muette, Madame Pinçon est dans le fond du Théâtre.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE, MADAME PINÇON

 

MADAME PINÇON.

Comment ! les voilà tous les deux seuls ! Quel silence ! Ils ne se parlent pas. Ils ne se regardent même pas... Le joli tableau !... Si je ne romps le silence, ils resteront là comme des statues. Si j’osais faire moi-même l’aveu de tout ce qui se passe... Non, non, non... Soyons essentielle... Il n’y a que Madame la Marquise qui puisse le persuader.

La Marquise apercevant Madame Pinçon, lui fait signe de se retirer.

MADAME PINÇON, après plusieurs grimaces lui dit tout bas.

Du courage, morbleu ! du courage.

LE MARQUIS, apercevant Madame Pinçon s’en aller, à la Marquise.

Je vous gêne, Madame... Et votre femme de chambre a quelque chose de particulier à vous dire ; pour moi, je ne vous suis d’aucune utilité. Je vais me retirer.

À part.

Si j’étais un époux ombrageux, tout ceci serait bien en état de me rendre jaloux.

LA MARQUISE, tremblante.

Pardonnez-moi... Monsieur... Si vous... saviez...

LE MARQUIS, avec un sourire dissimulé.

Je n’en sais que trop, Madame... pour votre honte et pour mon déshonneur.

LA MARQUISE.

Vous, Monsieur, déshonoré ! Pouvez-vous l’être ?

LE MARQUIS, la regardant avec mépris.

Non... ma probité dépend de mon opinion et non de celle du vulgaire... Mais vous êtes consolante... Cependant je ne puis m’empêcher de vous dire, Madame, que vous deviez, pour vous-même, sauver un peu les apparences, et dérober au Public le malin plaisir de faire une satyre contre vous.

LA MARQUISE.

Que m’importe ce Public, et sa noire méchanceté ? C’est de vous seul que dépend mon excuse et mon bonheur.

LE MARQUIS.

Allez, Madame, allez ; soyez tranquille... Mais, ayez soin d’écarter de ma vue la victime que vous allez élever chez moi... Je vous laisse maîtresse de votre fortune, et libre d’en disposer à votre gré.

LA MARQUISE.

Moi, Monsieur ! je n’ai rien. Vous m’avez adoptée comme une orpheline ; et la reconnaissance.

LE MARQUIS.

Laissez, laissez, Madame, le triste sentiment que celui de la reconnaissance.

LA MARQUISE, à part.

Je ne sais où j’en suis... La confusion s’empare de mes esprits... Je n’en puis plus...

LE MARQUIS.

Rassurez-vous, Madame. Je ne suis pas un tyran, un jaloux malhonnête... Mais je suis sensible... Et je méritais de vous un autre traitement.

LA MARQUISE.

Hélas ! si vous connaissiez jusqu’où va ma tendresse, vous n’auriez pas la force de m’en savoir mauvais gré. Si vous n’applaudissiez à ma conduite, vous ne pourriez du moins la blâmer...

LE MARQUIS, à part.

La passion la met hors d’état de raisonner et de sentir la bienséance.

À la Marquise.

Heureux le mortel qui a pu vous séduire au point de m’en faire l’aveu.

LA MARQUISE.

Hélas ! si j’osais tout vous dire !

LE MARQUIS.

Je vous dispense, Madame, de cette confidence. C’est abuser un peu trop de ma bonté.

LA MARQUISE, à part.

Je n’aurai jamais le courage de lui faire l’aveu de mes sentiments. Les forces me manquent. Je m’évanouis.

Elle tombe sur un fauteuil.

LE MARQUIS, courant auprès d’elle.

Madame ! Madame ! Revenez à vous. S’il ne s’agit que de vous entendre pour faire votre bonheur, je consens à devenir votre Confident.

À part.

Jamais elle ne me parut si intéressante !... Et c’est un autre qui possède son cœur... Et j’écouterai de sang-froid le récit de ses folles amours ! Non : cet effort est au-dessus de l’homme. Revenez à vous, Madame ; soyez heureuse, tranquille, et laissez moi vous fuir.

LA MARQUISE.

Vous, Monsieur, me fuir, me quitter !... Ah ! plutôt la mort... Je ne puis vivre sans vous et sans votre estime.

LE MARQUIS, à part.

Je ne la conçois pas.

À la Marquise.

Vous n’avez plus de droits ni sur l’un ni sur l’autre.

LA MARQUISE.

Vous me soupçonnez donc bien coupable ?

LE MARQUIS.

Madame, vous avez fait plus ; vous m’avez ôté jusqu’au soupçon. Et l’indécence de votre conduite, puisque vous me forcez à employer cette expression, mériterait un traitement plus dur que celui que je veux vous faire. Cessez donc de vous excuser ; vous ne faites qu’aggraver vos torts.

LA MARQUISE.

Madame de Saint-Alban peut vous instruire, Monsieur, de mon innocence.

LE MARQUIS, en colère.

Ah ! c’en est trop ! Peut-elle nous mieux instruire sur ce qui se passe depuis dix-huit mois entre vous et moi ? Épouse odieuse ! Tu te fais un jeu de ma complaisance. Ta fausse timidité n’était qu’un piège adroit que tu tendais à la vertu. Je connaissais les femmes : je croyais que tu étais la seule respectable. Il est donc bien vrai que ce sexe perfide porte sa fausseté avec des dehors si séduisants ! La plus ingénue est au fond la plus rusée et la plus dangereuse. Son esprit ne pouvant se répandre en-dehors s’irritant par la contrainte, ne connaît plus de frein à ses passions. Une fois livrée à ses penchants, elle n’observe plus les lois de l’honnêteté et de la bienséance. 

LA MARQUISE, à part.

Hélas ! je ne mérite que trop ce reproche ! Mais, c’est pour lui que je suis coupable.

Au Marquis.

Je dois vous paraître odieuse, et je n’ai pas la force de me justifier.

Le Marquis la regarde avec indignation.

Avec quel air vous me regardez ! Vous me faites trembler.

LE MARQUIS, faisant un effort pour se rassurer.

C’en est assez : je ne puis plus vous voir ni vous entendre ; puisque mon déshonneur est public, je vous livre à toute sa censure ; mon oncle, mieux que moi, saura récompenser votre témérité : il est instruit de tout, il peut tout sur vous. Je lui abandonne tous mes droits.

LA MARQUISE.

Quoi, Monsieur le Marquis, vous me force riez à avoir recours à cet homme inflexible !

LE MARQUIS, avec dureté.

Sortez.

Revenant à lui.

Mais non, Madame, restez chez vous ; c’est la dernière fois que j’y parais.

Il va pour sortir.

LA MARQUISE, l’arrêtant.

Non, arrêtez : il faut que je vous avoue tout mon crime. Apprenez, cruel, que je n’ai jamais’ chéri, adoré que vous seul ; et cette démarche...

LE MARQUIS, l’arrêtant et la pouffant avec violence.

Arrête, perfide ! Tu portes la fausseté jusqu’à la démence. Je t’abandonne à ton sort.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, MADAME PINÇON, accourant au bruit, et voyant sa maîtresse presqu’évanouie, la retient dans ses bras

 

MADAME PINÇON.

Ô ma pauvre maîtresse ! dans quel trouble vous êtes ; j’ai couru au bruit : que se passe-t-il donc ?

LA MARQUISE.

Laisse-moi, laisse-moi ; la vie m’est insupportable. Qu’ai-je fait ? Quel est mon crime ! J’avoue que mon amour m’a rendue la femme la plus coupable et la plus hardie ; mais pour qui le trompais-je ? Pourquoi ai-je employé cette ruse, cette adresse, si ce n’est pour lui ?... Il est jaloux.

MADAME PINÇON.

Jaloux ! vous lui faites beaucoup d’honneur. C’est l’amour qui le rend furieux.

LA MARQUISE.

Je ne puis respirer dans l’état où je me trouve. Madame la Comtesse, ma meilleure amie, m’abandonne. Il faut nous réunir : il faut dessiller les yeux de mon époux ; il faut tout lui révéler. J’ai gardé trop longtemps ce cruel silence. Il croit que c’est un jeu de ma part, qu’il se repente à son tour de m’avoir si mal connue. Ah ! Monsieur le Marquis ! Mon cher Clainville ! Que tu lis mal dans ce cœur qui n’a jamais brûlé que pour toi.

MADAME PINÇON.

Voilà ce dont je vous blâme. Un Philosophe est-il fait pour sentir le prix d’une telle constance ?

LA MARQUISE.

Il en est digne au moins par ses rares qualités. C’est moi qui l’offense, et tout autre à sa place se serait plus mal conduit.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

MADAME PINÇON, seule

 

Pour moi, je suis comme Madame la Comtesse ; je m’amuse de tout ceci. Un mari ne s’amuse pas de même de semblables gentillesses ; mais est-il après tout bien à plaindre ? Jamais époux ne fut plus fortuné. C’est un phénomène dans le siècle où nous sommes. Qui sait ? Si l’on savait prendre les mêmes moyens on serait plus amant qu’époux. Car je pense que cette grande liberté qui règne dans le ménage, entraîne le dégoût. En vérité, on est bien dupe de s’enchaîner.

Elle sort.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE COMMANDEUR, LE MARQUIS

 

LE COMMANDEUR.

Enfin, vous devenez raisonnable : il en était temps.

LE MARQUIS.

Mon oncle, ce n’est peut-être pas la meilleure preuve de mon raisonnement que je donne dans cette circonstance, puisqu’il est vrai que je suis sorti de mon caractère.

LE COMMANDEUR.

Vous repentez-vous déjà de m’avoir laissé la liberté de faire enfermer votre femme ? Le scandale est public, il faut rendre de même sa punition.

LE MARQUIS.

J’y consens, mais toutefois, en lui rendant sa prison agréable. Permettez-moi, mon oncle, de lui laisser disposer des vingt mille livres de rente que je lui donne pour ses plaisirs.

LE COMMANDEUR, en colère.

Vous trouverez bon, s’il vous plaît, mon cher neveu, qu’il n’en soit rien. C’est précisément à quoi je m’oppose. Vingt mille livres de rente à une femme aussi coupable que la vôtre, aussi téméraire, que vous avez épousée sans mon aveu ; et qui pour récompense de la fortune que vous lui avez donnée, vous couvre de honte et d’ignominie.

LE MARQUIS.

Il est vrai qu’elle est encore plus ingrate que coupable.

LE COMMANDEUR.

Comment l’entendez-vous ? Je pense que l’un vaut bien l’autre.

LE MARQUIS.

Permettez, mon oncle, que je ne sois pas de votre avis ; car je pense que deux êtres indépendants, par le rang ainsi que par la fortune, et que l’hymen a unis, doivent être également maîtres de leur sort et de leurs actions.

LE COMMANDEUR.

Il fait bon vous entendre, et vos préceptes feront fortune ; dans le siècle où nous sommes, on ne tient presque plus à rien.

LE MARQUIS.

Mais je voudrais que l’on ne tint plus à personne, on en serait bien mieux uni.

LE COMMANDEUR.

Eh ! que deviendraient les lois ?

LE MARQUIS.

Ce qu’elles étaient avant d’exister.

LE COMMANDEUR.

Je vous renvoie à l’état primitif. D’après votre opinion, les hommes étaient bons alors, et ils n’ont pu vivre dans cet état d’indépendance. Quoi que nés Philosophes, ils ont senti que l’homme avait besoin d’être dirigé par l’homme même. Les lois, les préjugés, et tout ce qui met un frein à ses passions, vient de son propre naturel. Et vous voudriez vous ériger en homme supérieur. Vous seul, s’il était en votre pouvoir, renverseriez ce que mille autres ont combiné pendant des siècles. Le père laisse à son fils le fruit de ses observations. Celui-ci laisse à ses enfants un travail plus con sommé. Enfin, jusqu’à nos derniers neveux, tous applaudiront à la sage prudence de nos ancêtres. Que feraient la société, les arts, nos fortunes nos rangs ? Un mélange confus. Chacun s’arrogerait les mêmes droits : et cette grande liberté, que vous admirez comme un don du Ciel, serait la destruction totale du genre humain. Les hommes naissent tous égaux, je le sais ; mais ils sont faits pour vivre différemment. Voilà mon opinion : condamnez-la si vous pouvez.

LE MARQUIS.

Moi, mon oncle, vouloir détruire votre opinion pour vous faire adopter la mienne. Nous pouvons être heureux chacun avec la nôtre ; et, quoique je pense que l’homme sensible et bon pour son semblable, n’a pas trempé dans l’ambition de ses égaux, dont le parti, sans doute, était le plus fort, et qui a produit tout ce que vous admirez, il ne s’est pas moins écarté du but de la nature et de la vérité. Ce sont les méchants qui ont prévalu ; les justes ont eu tort.

LE COMMANDEUR, en colère.

Vouloir combattre vos arguments, c’est tendre à l’impossibilité. Eh bien, homme juste ! rendez vous aux lois auxquelles vous êtes soumis. Vous ne les avez pas combattues, quand l’hymen a couronné vos désirs, quand vous avez voulu vous associer à une femme que vous avez crue parfaite. Adorez-la. Et faites encore mieux ; adoptez ses enfants.

LE MARQUIS.

Eh bien, mon oncle ! c’est là où je vous arrête... Vous voyez ce que produit l’hymen. Nous pouvons bien répondre d’assurer à nos enfants notre nom et notre fortune. Mon épouse n’est pas la seule ; et un million d’exemples me sont garants de la vérité.

LE COMMANDEUR.

Je veux le croire ; mais du moins les autres sont assez prudentes pour sauver les apparences...

LE MARQUIS.

Madame de Clainville est donc plus imprudente que coupable.

LE COMMANDEUR.

Allez, homme faible et lâche ! Votre amour éteint par sa timidité, s’est rallumé par son in constance

LE MARQUIS.

Je vous avouerai, mon oncle, que je ne la vois pas avec indifférence... Elle me fut chère ; et, si elle n’avait pas trahi ma foi, je trouverais encore mon bonheur en abjurant à ses pieds une passion bizarre, et peu digne d’un homme sage.

LE COMMANDEUR.

Autre extravagance.

LE MARQUIS.

Ah ! vous avez raison. Mais, dans l’évènement désagréable qui m’arrive, c’est un soulagement à ma douleur.

LE COMMANDEUR.

Monsieur est épris des charmes d’une Demoiselle de l’Opéra.

LE MARQUIS.

Mon oncle, je n’en sais rien. J’ignore qui elle est.

LE COMMANDEUR, avec colère.

Vous êtes amoureux d’une femme que vous ne connaissez pas !

LE MARQUIS.

Je vais bien plus vous étonner ; je ne l’ai jamais vue.

LE COMMANDEUR.

Monsieur est amoureux par correspondance. Je me rappelle qu’à quinze ans j’ai fait cette folie. Je reçus une lettre de Dijon, d’une femme qui me demandait une grâce ; elle avait elle-même tant de grâce à me la demander, que je me plus à la croire jolie. Mais la Dame, qui se fatiguait sans doute de répondre à mes lettres amoureuses abandonna sa conquête, soit par raison, soit par dégoût. Ne pouvant plus résister à ce silence, je fis la sottise de me rendre à Dijon. Quelle fut ma surprise, quand je vis que l’héroïne de mon Roman n’était qu’une vieille de soixante-dix ans.

LE MARQUIS.

Mon aventure est bien différente. Vous vous rappelez, mon oncle, de la fête que Madame de Saint-Alban donna, il y a à-peu-près un an. J’y fis la connaissance d’une femme charmante, qui, quoique masquée, laissait entre voir les appas de la plus brillante jeunesse. Elle m’avoua qu’elle m’aimait depuis longtemps, et qu’elle ne m’en aurait jamais fait l’aveu, si on ne lui avait pas assuré que je ne vivais plus avec Madame de Clainville. Elle ajouta que c’était pour une maîtresse que j’avais abandonné mon épouse. Notre liaison fut aussitôt formée que conçue. Elle exigea de moi que je ne chercherais pas à la connaître ; qu’elle pouvait disposer de la maison de Madame la Comtesse. Je soupçonnais d’abord que ce ne pouvait être que son aimable cousine ; et je restai quelque temps dans cette idée, lorsque je la vis partir pour la campagne, et que je n’en recevais pas moins tous les jours des rendez-vous J’écartai de moi toutes les recherches que ma curiosité aurait pu me faire faire ; et je fus fidèle à la promesse que je lui avais donnée. C’était une femme qui s’était confiée à moi ; qui me prodiguait ses caresses ; qui me montrait tant d’amour, et fut-elle une suivante de la Comtesse, je devais respecter son secret. Voilà ce que je me disais, et ce qui m’affermit dans ma discrétion.

LE COMMANDEUR.

Entretenez-vous toujours cette intrigue ?

LE MARQUIS.

J’ai reçu une de ses lettres, la veille de mon départ. Elle m’annonce qu’elle sera dans le courant du moi prochain à Paris.

LE COMMANDEUR.

Suivez cette aventure, si vous le jugez à propos ; je n’ai rien à vous dire, si vous y trouvez votre amusement : mais l’honneur nous prescrit de faire enfermer votre femme.

LE MARQUIS.

Mon oncle, permettez-moi de vous laisser seul maître de son sort ; pour moi je vais partir pour Paris, après avoir donné quelques ordres dans ma terre.

LE COMMANDEUR.

Je suis enfin content de vous.

LE MARQUIS.

La voici, mon oncle, avec Madame de Saint Alban. Permettez que j’évite sa présence.

LE COMMANDEUR.

C’est agir prudemment.

 

 

Scène II

 

LE COMMANDEUR, seul

 

Que pourra-t-elle me dire ? Elle ne se flatte pas, sans doute, de me fléchir. Madame de Saint-Alban est bien liée avec elle... Il faut qu’elle ignore sa conduite.

 

 

Scène III

 

LE COMMANDEUR, LA MARQUISE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Comment donc, votre neveu nous fuit, Monsieur le Commandeur ?

LE COMMANDEUR.

C’est que vous n’êtes pas seule, Madame.

LA MARQUISE, à part.

Quelle humiliation !

LA COMTESSE, à la Marquise.

Ne vous offensez pas, ma bonne amie, de cette saillie du Commandeur. Il et homme emporté, sévère mais juste et équitable au fond du cœur. C’est à ce tribunal que j’en appelle pour plaider votre cause.

LE COMMANDEUR, étonné.

À ce qu’il paraît, Madame, vous êtes instruite de tout.

LA COMTESSE.

Bien plus ; car je suis la Confidente, l’auteur de tout ce qui vous offense, et si votre Nièce est punissable d’une trop aimable erreur, je mérite comme elle d’être punie ; moi seule, j’ai tout fait, tout conduit : et si les choses n’étaient pas devenues si graves, j’aurais encore gardé plus longtemps le mystère. C’est une aventure charmante et vous en conviendrez.

LE COMMANDEUR, surpris.

Parlez-vous, Madame, sérieusement ? Il me vient une idée.

Il réfléchit.

À quoi bon ce stratagème ? C’est un piège que votre amitié me tend pour la sauver.

LA COMTESSE.

Quoi donc ? Le Marquis vous aurait-il avoué la conquête qu’il a faite chez moi ?

LE COMMANDEUR.

Tout juste.

LA COMTESSE.

Et vous avez donc, Monsieur le Commandeur, oublié le timidité de votre nièce ; cette timidité qui dégoûta notre Philosophe de la plus respectable des femmes ? Le plaisir que j’ai à faire d’innocentes espiègleries ? Ma bonne amie déposa dans mon sein tous ses chagrins : elle se crut abandonnée de son mari, et plus hardie sous le masque...

LE COMMANDEUR, l’arrêtant.

C’en est assez, Madame ; je reconnais mes torts. Viens, ma chère nièce que je t’embrasse et quoique je me sois opposé à ton mariage, j’applaudis actuellement au choix de non neveu. Est-il possible que du moment que le Marquis m’a fait le récit de cette aventure extraordinaire, je ne me sois pas douté du tour !... Je n’ai été injuste que dix minutes, et c’est de votre faute. Pourquoi ne m’avez-vous pas mis dans le secret ? Croyez-vous que j’aurais pris moins, de plaisir que vous à remuer la bile de cet homme flegmatique ?

LA COMTESSE.

Je crois que nous le tenons enfin. Il vient d’a voir une scène avec Madame ; il ne s’agit que d’achever.

LE COMMANDEUR.

Je m’en charge.

LA MARQUISE.

Ah ! mon cher oncle, quel bonheur de recouvrer votre estime !

LE COMMANDEUR.

Ma chère nièce, un mot te l’a rendue ; les apparences ont été longtemps contre toi... La pauvre petite ! Que je suis fâchée de l’avoir affligée ! Mais, dis-moi, comment t’es tu conduite avec lui ? Lui as-tu avoué que c’était lui que tu avais choisi pour ton amoureux ?

LA MARQUISE.

Non, mon oncle ! je n’ai point osé ; mais je lui ai assuré que je n’avais jamais aimé que lui.

LE COMMANDEUR, riant.

Oh ! le tour est charmant ! Se croire trompé par une novice, et s’entendre dire ingénument qu’on est encore aimé. C’est bien fait pour démonter l’homme le plus pacifique. Elle a dû le pousser à bout ; comme sa simplicité nous sert bien. Madame la Comtesse ? quel nouveau tour nous pourrons lui préparer ! Car je veux lui en jouer un de ma façon.

LA COMTESSE.

Ce sera bien fait.

LE COMMANDEUR.

Je deviens son rival ; et dans un rendez-vous avec ma nièce, au fond du parc, à la saveur de la nuit, sous un costume étranger, arrivant de Paris... Eh ! Eh ! m’y voilà ; cela n’est-il pas bien vu ? qu’en pensez-vous, mes Dames ?

LA COMTESSE.

Ma foi, mon cher Commandeur, vous êtes fertile en invention ; je n’en ferais pas plus, moi qui m’en pique.

LE COMMANDEUR.

J’avoue que je vaux une femme quand je m’en donne la peine ; mais je suis intraitable sur le point d’honneur. Je sais pardonner de pareilles fautes ; mais je ne sais jamais grâce à ceux qui s’écartent des devoirs socials.

LA COMTESSE, au Commandeur.

Mais, vous ne savez pas, Monsieur le Commandeur, qu’il faut encore nous venger du mauvais traitement du Baron, qui nous lâche sans cesse des épigrammes, et qui a fait un libelle contre votre nièce, qui la désespère malgré toute son innocence.

LE COMMANDEUR.

Quel insupportable homme ! Je ne l’aime pas plus que vous autres. C’est un fat de la première espèce. Je ne sais pas pourquoi mon neveu en a fait son ami.

À la Marquise.

Mais rassure-toi, ma chère nièce, nous le vexerons, nous le vexerons, je t’en réponds. Le voici fort à propos. Je veux d’abord avoir l’air de te quereller. Laisse-moi faire, mon enfant, je vais te venger.

LA MARQUISE, bas à la Comtesse qui rit.

C’est un nouveau plaisir pour vous, ma bonne amie, convenez-en.

LA COMTESSE.

Assurément ; mais nous avons besoin de ce fat pour pousser à bout notre sage. Il est nécessaire que la Marquise lui soit redevable de votre pardon. Imitez-moi, et nous aurons du plaisir à ses dépens...

À elle-même.

Il est bien juste que nous ayons notre revanche.

LE COMMANDEUR.

Fort bien. J’entends ; commencez, Madame.

 

 

Scène IV

 

LE COMMANDEUR, LE BARON, LA MARQUISE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, feignant de ne pas apercevoir le Baron.

Monsieur le Commandeur, laissez-vous fléchir par mes prières. Pouvez-vous céder à l’opinion du vulgaire ? Et ne savez-vous pas combien sa critique est exagérée ?

LE COMMANDEUR.

Peut-elle révoquer en doute ce qui n’est que trop vrai.

À part.

Il écoute, bon.

LA COMTESSE.

Elle prend souvent de fausses apparences pour de grandes vérités.

LE BARON, à part.

Quel célèbre Avocat ! Mais il perdra sa cause. Tâchons de la rendre bonne, et tirons partie de l’aveu du Marquis. Je veux les forcer à me croire de quelqu’utilité.

Au Commandeur.

Monsieur le Commandeur, permettez-moi de vous faire quelques observations. Je viens d’entendre votre conversation ; et celle que je viens d’avoir avec le Marquis, m’autorise à vous faire part d’une circonstance que vous ignorez.

LE COMMANDEUR.

Je m’ignore rien, Monsieur le Baron.

LE BARON.

Pardonnez-moi, Monsieur le Commandeur ; vous êtes dans l’erreur, ainsi que le Public, sur le compte de votre nièce. Le Marquis a voulu laisser jouir son adorable épouse du fruit de sa supercherie, en feignant de ne l’avoir pas reconnue ; mais il n’en est pas moins vrai que, sous le nom d’une inconnue, elle a cru, de nouveau, faire sa conquête.

LA COMTESSE, surprise.

Je n’en reviens pas.

LA MARQUISE.

Ah ! je respire.

LE COMMANDEUR.

Ah ! ah ! que dites-vous de cela, Mesdames ?

LE BARON, tirant par la robe la Comtesse.

Ferme : de la hardiesse, et nous la sauvons.

LA COMTESSE.

Ah ! je comprends !

À part.

Il dit la vérité sans sans douter.

Haut.

Vous l’entendez, Monsieur le Commandeur ; et pouvez vous encore douter que votre nièce soit innocente ?

LE COMMANDEUR.

Quel diable ! je ne comprends rien à tout ceci. Mon neveu m’a bien raconté une aventure romanesque ; mais il ne m’a pas dit que ce fut avec sa femme.

LE BARON, riant, bas à la Comtesse.

Je le crois bien.

LA COMTESSE, bas au Baron.

Vous êtes charmant ; je reviens sur votre compte.

LE BARON, lui faisant figne des mains, bas.

Laissez-moi faire.

Haut au Commandeur.

Parbleu je le crois bien : un Philosophe, un sage n’oserait pas faire l’aveu de cet enfantillage à un homme raisonnable.

LE COMMANDEUR.

Il vous l’a bien fait à vous, Monsieur le Baron, vous ne l’êtes donc pas ?

LE BARON.

Moi, je suis son ami, et vous êtes son oncle.

LE COMMANDEUR, à part.

Il n’est pas plus instruit que mon neveu que ce soit ma nièce ; c’est un tour du Baron : feignons cependant de le croire.

Haut.

Je crois en effet que ce que vous me dites, est vrai. Cette singularité est digne du Marquis de Clainville. Il a cru qu’il était obligé de me faire part de l’espièglerie de sa femme ; mais qu’il devait, par prudence et par décence, ne pas me la nommer.

LE BARON.

Précisément. Ne le connaissez-vous pas ?

LE COMMANDEUR.

Je le connais bien.

À part.

Si l’idée lui en était même venue, il l’aurait bien fait, pour la justifier. Le plus grand homme est souvent le plus simple. Je gagerais même que le soupçon ne s’est pas présenté à son esprit. Sortons, laissons ces Dames pour un instant.

Haut à la Marquise.

Je te fais réparation, ma chère nièce ; et je suis redevable à Monsieur, de ce qu’il vient de m’apprendre ; je vais chercher mon neveu, et le quereller de la bonne façon.

LE BARON.

Gardez-vous en bien, Monsieur le Commandeur ; il m’a recommandé le secret, et je l’exige de vous ; il a ses raisons.

À part.

Et moi, j’ai les miennes.

LE COMMANDEUR.

J’y consens ; et j’aime à voir comme il s’y prendra, pour m’en faire l’aveu. Je vous laisse avec ces Dames, pour aller contremander des ordres que j’avais donnés.

LE BARON.

Allez donc, cher Commandeur.

LE COMMANDEUR, à part.

Cher Commandeur ! ce ton amical ! La peste soit du fat !

Il sort en le saluant avec dérision.

 

 

Scène V

 

LE BARON, LA MARQUISE, LA COMTESSE

 

LE BARON, riant aux éclats.

Ah !ah ! ma foi ! nous le tenons.

LA COMTESSE.

Ne riez donc pas si fort ; il pourrait vous entendre.

LE BARON.

Ah ! vous avez raison ; mais comment pouvez vous, Mesdames, garder votre sang-froid ?

LA COMTESSE.

Les coupables n’ont pas le même courage que ceux qui les défendent.

LA MARQUISE.

Avant de vous remercier de tout ce que je vous dois, Monsieur le Baron, dites-moi comment mon époux vous a confié ce que vous venez de nous dire.

LE BARON.

La chose est toute simple. Je le voyais rêveur ; et, connaissant la cause de son affliction, j’ai cherché les moyens de le consoler : « Je sais, m’a-t-il » dit, que j’ai des torts envers Madame de Clainville, qui ont produit sans doute le désordre qui règne dans sa conduite. Si elle avait du moins sauvé les apparences, et qu’il n’y eût que moi d’instruit de ce qui se passe, je pourrais lu faire grâce. »

LA COMTESSE.

Le bon mari !

LE BARON.

Ne m’interrompez pas... « Mais, mon oncle, a-t-il ajouté, n’entend pas raison, et veut absolument la faire renfermer. Vous sentez combien j’ai condamné cette violence. » Je lui ai demandé quels étaient précisément ses torts envers vous ; il m’a avoué qu’il aimait, depuis un an, une femme qu’il n’avait jamais pu voir ; qu’un voile la couvrait de la tête aux pieds, et qu’elle ne lui prodiguait pas moins les plus tendres caresses. J’ai cru d’abord qu’il me faisait une histoire ; mais, comme ce n’est pas de son caractère, je vous avoue que j’ai été fort surpris de cette aventure. Je pense que c’est une coquette décrépite qui, connaissant la bonne foi du Marquis, le tient dans ses filets sous l’appas du mystère : j’ai insisté pour savoir où et comment il avait fait cette connaissance ; mais il m’a très fort assuré qu’en vain je lui ferais des questions sur ce sujet ; que, quand je le presserais vivement, je n’en saurais jamais davantage de sa part ; et que même il se garderait bien de me donner les moyens dont il aurait pu profiter, pour connaître la femme avec qui il s’était engagé, sur sa parole d’honneur, de ne faire aucune démarche, pour découvrir qui elle était. Son bonheur, à ce qu’il prétend, est à ce prix. Jamais femme n’a trouvé une plus belle occasion de se justifier, que celle que je vous donne.

Il rit.

Le tour est admirable.

LA COMTESSE.

Eh ! que faut-il faire ?

LE BARON.

Devenir cette adorable inconnue.

La Comtesse rit.

LE BARON.

Eh bien ! vous riez, méchante ; le tour vous paraît plaisant.

LA COMTESSE.

Il est divin.

À la Marquise qui ne peut s’empêcher de laisser éclater sa joie. Ils rient tous les trois. À la Marquise.

Convenez ma chère amie, qu’on n’a pas plus d’adresse que le Baron. Il faut lui rendre les armes.

LA MARQUISE.

Il est vrai qu’il y a peu d’hommes comme Monsieur. Son intelligence est bien naturelle ; mais j’eusse préféré que Monsieur de Clainville en eût eu seul le mérite.

LE BARON, riant.

Voici bien du nouveau ? Comme son innocence a changé de figure ! La plus franche coquette ne dirait pas mieux.

À la Comtesse.

Je ne craignais, je vous l’avoue, que sa franchise ; je la croyais si simple, si naïve !... Cette aventure va faire un bruit de diable. Nous nous en tirerons à merveille.

LA MARQUISE, ironiquement.

Le croyez-vous, Monsieur ?

LE BARON, lui prenant la main.

Cette simplicité m’enchante. On n’est pas plus adroit, avec un air de candeur... Mais il faut y joindre un peu de reconnaissance.

LA COMTESSE.

Elle le doit.

LA MARQUISE.

J’y réponds, toutefois, lorsque mon époux sera convaincu de toute ma tendresse pour lui ; qu’il m’aura rendu son estime, et que je n’aurai plus rien à craindre.

LE BARON.

Quand vous seriez innocente de tout ce dont on vous accuse, votre style n’en serait pas plus assuré. Quel ton impératif... Mais ce n’est pas ainsi que vous devez traiter celui qui vous sauve d’un si grand péril.

La Marquise sourit.

LA COMTESSE.

Assurément le Baron a raison.

Bas à la Marquise.

Feignez donc.

LA MARQUISE.

Mais, que faut-il que je fasse, ma bonne amie ?

LA COMTESSE.

Donner au Baron quelqu’espérance au moins.

LE BARON.

Voilà qui est parlé.

LA MARQUISE, à la Comtesse.

Je ferai tout ce que vous jugerez à propos.

LE BARON.

Tout ?

LA MARQUISE, en souriant.

Tout ce qui fera plaisir à Madame. Je lui dois trop, pour lui refuser quelque chose.

La Comtesse rie.

LA MARQUISE, continuant.

Je sens combien je suis redevable à Monsieur le Baron, et j’espère le convaincre bientôt de mes sentiments pour lui mais il faut me donner le temps de me reconnaître ; car je vous avoue que tout ceci m’embarrasse plus que vous ne pensez l’un et l’autre.

LE BARON.

Pas trop : je ne vois pas cela, moi.

LA COMTESSE, bas au Baron.

Laissez-moi lui parler.

LE BARON.

Soit... Mais tâchez que cette conversation assure mon bonheur ; sans cela, je vous en avertis, je ne réponds pas de moi.

LA COMTESSE.

Allez, soyez sûr qu’on vous récompensera de tout ce que vous méritez. Trouvez-vous ce soir dans le Parc ; nous irons vous y joindre, et nous ferons plus commodément pour parler de vos affaires.

LE BARON, à la Comtesse, en lui prenant la main.

Vous êtes bien aimable, bien jolie, pour parler pour un autre. Aglaé accompagnait toujours Cypris ; et vous êtes une des trois Grâces qu’Amour a voulu bien disposer en ma saveur...

LA COMTESSE.

On n’est pas plus aimable que vous,

À part.

ou plus ennuyeux.

Haut.

Allez, et comptez sur moi.

LE BARON.

Plus que sur tous les Dieux ensemble.

Il sort en saluant ces Dames, et dit à la Marquise.

Adieu, adorable Clainville ; je vous quitte ; mais songez que mon cœur vous reste. Il attend que vous le receviez. Je vous le laisse là, là, là, tout près de vous.

LA COMTESSE, en riant.

Là, là, cela s’entend ; son cœur est comme un oiseau. Faites bien doucement, de crainte qu’il n’échappe.

LE BARON.

Mauvaise ! vous me persifflez ; mais j’aurai ma revanche.

LA COMTESSE.

C’est juste ; et nous ferons tous contents.

LE BARON.

Chassez moi donc.

LA COMTESSE.

Vous devriez déjà être bien loin ; ce n’est pas en restant que vous avancerez vos affaires.

LE BARON.

Eh bien, je m’en vais.

Il sort brusquement.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LA MARQUISE

 

LA COMTESSE.

Eh bien, ma bonne amie, que pensez-vous de tout ceci ? Vous voyez que les choses tournent au gré de vos désirs.

LA MARQUISE.

Oui ; si Monsieur le Baron avait dit vrai ; si Monsieur de Clainville nous avait devinées ; si enfin sa tendresse avait prévenu la mienne dans la démarche que j’ai faite auprès de lui sous le nom d’une inconnue ; si...

LA COMTESSE, persifflant.

Si enfin il était instruit comme le Baron l’a imaginé... Je vous avoue, ma bonne amie que je ne trouve rien de plus humiliant que d’être dupe d’un homme, et surtout d’un Philosophe, d’un être qui ne vit que pour soi, qui ne s’afflige jamais des malheurs d’autrui, qui n’a jamais connu l’amour ni la jalousie : la jalousie surtout qui, est le plus sûr témoignage de leur constance et de leur amitié. Jamais un vrai jaloux ne fut infidèle... Et votre époux, sans s’in former du sujet de votre tristesse, vous quitta machinalement, et vous reprend de même sans vous connaître il voit aujourd’hui les apparences les plus convaincantes de votre infidélité sans s’inquiéter de celui qui lui ravit votre tendresse, pourvu que son honneur soit à couvert. C’est-là le seul inconvénient qu’il trouve dans cette aventure ; et je vous écouterais, ma bonne amie, et j’aurais égard à vos inquiétudes ; ah ! je vous proteste qu’elles me divertissent actuellement. Le Commandeur est dans nos intérêts ; nous n’avons plus rien à craindre. Je veux désoler cet homme trop flegmatique, et trop aimé de la plus adorable des femmes : je veux le rendre jaloux, je veux qu’il soit inquiet, qu’il tremble de perdre un jour véritablement votre cœur ; je veux enfin qu’il rende à mon sexe tout ce que sa prétendue philosophie croit vous ôter à jamais, qu’il vous aime et qu’il éprouve tout le désordre de l’amant le plus passionné. Oui, voilà comme je le veux, et comme je prétends le rendre... Mais, j’entends le Commandeur qui rit aux éclats. Il a sans doute préparé la Comédie de ce soir. Allons, songez à vous rassurer, et à bien jouer votre rôle.

 

 

Scène VII

 

BLAISE, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, LA MARQUISE

 

LE COMMANDEUR, à Blaise, en riant.

Tout de bon, mon garçon ; le Marquis t’a houspillé de la bonne manière ?

BLAISE.

Vantresanguienne, Monsieur le Commandeur, ça n’est que trop vrai ; je ne l’avons jamais vu si en colère, lui qui nous a toujours paru si bon, si humain ; mais il n’entend pas raillerie quand on veut le complimenter sur son enfant, voyez vous.

LA COMTESSE, riant.

Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

LE COMMANDEUR, riant et se soutenant.

Ah ! l’aventure est charmante ; mon cher neveu, que sa philosophie n’a pu empêcher de rosser ce malheureux pour lui avoir demandé s’il était content du présent que vous lui avez donné.

BLAISE, pleurant.

Ah ! ce n’est pas tout-à-fait à cet endroit qu’il a pris la mouche : c’est quand j’avons dit que la petite Demoiselle lui ressemblait comme deux goûtes d’eau, et que j’espérions ben qu’il nous serait danser ; puisque Madame ne l’avait pas fait à son arrivée : à ces mots, je ne sommes que trop entré en danse ; et il nous a baillé un soufflet, ah Dame ! d’une telle importance, que j’n’aurions jamais dit que c’était là la main d’un Seigneur.

LA COMTESSE.

Et surtout d’un Philosophe ; car ces Messieurs vont si lentement dans cette matière, et avec tant de réflexion, qu’il faut, mon garçon, que tu me l’assures pour le croire.

BLAISE.

Ah ! tâtez plutôt, Madame ; vous verrez que la place est encore tiède.

Tous rient à la fois.

LE COMMANDEUR.

Elle n’est donc pas encore bien refroidie, mon pauvre Blaise ; est-ce qu’il ne t’a pas dit le mot pout rire en te le donnant.

BLAISE, piqué.

Ah ! je voyons ben que vous vous gaussez de nous. J’allons nous en aller avec ce que je tenons, qui est le plus sûr.

LE COMMANDEUR.

Non, reste, mon pauvre garçon ; mais dis moi s’il ne t’a pas parlé en te maltraitant ; j’ai mes raisons pour cela.

BLAISE.

Est-ce qu’on bat le monde sans leur dire pourquoi ?

LA COMTESSE, riant.

J’aime à voir qu’on soit conséquent dans toutes choses. Eh bien, il t’a dit, mon pauvre Blaise ?

BLAISE.

Eh ! je ne savons pas si je pourrons très ben le contrefaire ; mais j’allons toujours l’imiter... Ah ça, qui voudra recevoir le soufflet ?...

LE COMMANDEUR.

Fais seulement le geste.

BLAISE, en se donnant un soufflet.

Tais-toi, Butor ; ne te mêle jamais des affaires de ton maître : veille plutôt à cette charmille que tu me laisses dépérir, sans t’occuper de ce qu’on ne te demande pas. J’allions recommencer pour nous excuser ; mais il a plu sur mon autre joue un soufflet. Ah ! un soufflet qui nous a ben tôt fait oublier le premier ; j’en avons vu au tour de nous un million de lumières, et quoique ça je n’savions plus comment retrouver le chemin pour aller à not’ besogne. Tatidienne ! que je sommes fâché d’avoir tant déplu à not’ cher maître ? C’est votre faute aussi, Madame la Marquise ; pourquoi ly avez-vous baillé une fille quand il voulait un garçon ; tenez, Madame, personne n’est curieux de st’engeance, et c’est une marchandise trop mauvaise à se défaire.

LE COMMANDEUR, riant.

Vraiment tu as tort, ma chère nièce ; et c’est de ta faute, si ce pauvre diable a été maltraité.

BLAISE.

Oh ! je n’sommes pas fâché pour nous ; et tout c’que j’en disons ce n’est que par bon cœur pour not’ maître que j’plaignons de toute notre âme ; et que j’aimons ben, quoiqu’il nous ait un tantinet tarabusté.

LA MARQUISE.

Sa fidélité m’enchanté.

À Blaise, en lui présentant de l’argent.

Tiens, mon garçon, voilà de quoi te faire oublier les soufflets de Monsieur le Marquis.

BLAISE, sautant de joie.

Par là sanguienne, Madame la Marquise, gardez votre argent, j’navons pas besoin de ça pour les oublier, et je ne m’en rappelions déjà pus, si vous n’m’en aviez pas demandé des nouvelles.

 

 

Scène VIII

 

BLAISE, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON, entrant avec empressement

 

LA MARQUISE, continuant.

Prends toujours, mon ami, prends.

LE COMMANDEUR, mettant la main à la poche.

Et moi, je veux aussi le gratifier, tiens, voilà un bon louis d’or, tout neuf.

BLAISE.

Oh ! j’voyons ben comme il reluit, mais il ne nous tente pas pour cela.

LA COMTESSE.

Je veux être aussi de la partie ; voilà pour boire à ma santé le premier jour de tes noces.

BLAISE.

Oh ! je voudrions ben que ça fût putôt aujourd’hui que demain ; l’argent n’y fait rien.

MADAME PINÇON, bas à Blaise.

Prends toujours, mon garçon, ça ne laisse pas que d’avancer les affaires.

BLAISE, avec étourderie.

Tatiguienne ! j’allons prendre tout ce que vous voudrez me donner, et j’allons ben vite le porter à Babet.

Il prend l’argent de la Marquise et de la Comtesse, Le Commandeur retient son louis d’or.

BLAISE, au Commandeur.

Baillez donc...

LE COMMANDEUR, avec ruse.

Ah ! tu vas porter à Babet l’argent qu’on te donne, petit fripon : il y a donc une raison pour cela.

BLAISE, se mordant les doigts.

Foin de moi ! j’avons gâté la sauce.

Ils rient tous ensemble.

LE COMMANDEUR.

Ah ! tu comptais te régaler en nous faisant dupes ; mais je veux savoir ce qui se passe entre Babet et toi.

Blaise baissant la tête.

MADAME PINÇON.

Courage, mon pauvre garçon ; je vais parler pour toi.

LE COMMANDEUR, faisant figne à Madame Pinçon, en riant.

Non, non, qu’il s’explique lui-même ; il est assez grand peut-être.

LA COMTESSE.

Le Commandeur a raison.

LA MARQUISE, bas à la Comtesse.

C’est l’Amant de Babet, je le sais ; mais je ne veux pas vous ôter le plaisir de son embarras.

LE COMMANDEUR, tenant toujours son louis d’or à la main, et en sortant un autre de sa bourse.

Parleras-tu, ou je l’enferme ou bien, si tu nous dis tout, j’en sors un autre.

MADAME PINÇON.

Eh ! allons donc, nigaud, dis donc avec fermeté que tu aimes Babet.

BLAISE.

Oh ! je l’aimons, tenez, par dessus tout. Mais comment l’avez vous appris, vous, Madame Pinçon ? Mon père m’a bien recommandé de n’en parler à personne ; car il veut que nous ne soyons mariés que dans deux ans.

LE COMMANDEUR.

Ton père fais donc que tu fais l’amour à Babet.

BLAISE.

Oh ! je le ne lui faisons plus depuis qu’alle est gouvernante de notre petite maîtresse et je souffrirons ben de cette abstinence jusqu’à tant qu’elle soit élevée.

LA COMTESSE, au Commandeur.

Convenez qu’il a bien gagné ce que vous voulez lui donner.

À la Marquise.

Ma bonne amie, ce pauvre garçon me fait pitié, il faut abréger le temps de ses souffrances.

À Blaise.

Va, mon pauvre Blaise, je travaillerai pour toi.

BLAISE.

Oh ! que vous êtes brave, Madame la Comtesse !... On a ben raison de dire que le miroir est la figure de l’âme.

LE COMMANDEUR, lui donnant l’argent.

Oh ! pour celui là, tu l’as bien gagné : tiens.

MADAME PINÇON.

Que voulez-vous, ce pauvre garçon n’en fait pas davantage, c’est l’abondance du cœur qui le fait parler ainsi.

BLAISE.

Est-ce que j’avons mal dit ; ce n’est pas notre intention toujours.

LA COMTESSE.

Non, mon pauvre Blaise : va voir si Monsieur le Marquis est encore dans le Parc ; tu viendras nous en avertir.

BLAISE.

J’y courons ben vite.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON

 

LE COMMANDEUR, à la Marquise.

Tu es instruire, à ce qu’il paraît, ma nièce de leurs amours ?

LA MARQUISE.

Oui, mon oncle. J’ai entendu, sans le vouloir la conversation que Babet a eue tantôt avec Pinçon.

MADAME PINÇON.

Il faut que vous soyez bien discrète, Madame ; car vous ne m’en avez rien dit.

LE COMMANDEUR.

Elle est plus occupée de son cher époux que d’en donner un à Babet ; notre Philosophe les mariera avant vingt-quatre heures, j’espère, et je veux qu’il danse à leurs noces : ça, ma nièce, il faut que tu fasses exactement tout ce que je vais te dire. Je viens de donner des ordres à Pinçon pour qu’il aille au prochain village charger un paysan d’une lettre pour toi : tu te rendras au rendez-vous qu’elle t’indiquera, ton mari en sera averti, et laisse-moi faire, je me charge du reste.

LA COMTESSE.

Mais le Baron s’y trouvera aussi ; je lui ai donné un rendez-vous dans le parc.

LE COMMANDEUR.

Fort bien ; j’aurai le plaisir de batailler ces deux vaillants champions.

LA COMTESSE, riant.

Mais, s’ils allaient sans vous connaître ?...

LA MARQUISE, alarmée.

Mon cher oncle, ce badinage est trop fort ; et peut-être sera t-il cruel pour tous.

LA COMTESSE.

Elle a raison en cela. Changez de projet.

LE COMMANDEUR.

Ventre bleu, Mesdames, je ne varie pas comme les femmes ; mais rassurez-vous sur mon compte, et croyez que je mènerai les choses avec toute la prudence dont je suis capable. Je veux me divertir aux dépens de ce fat de Baron ; je veux faire le bonheur de mon neveu, de ma nièce, et pour cet effet je donne cette nuit le bal dans le parc.

À Madame de Clainville.

Je serais d’avis que tu fisses venir cette inconnue ; il ne te sera pas difficile de la faire arriver. Il faut écrire à ton époux ; paraître devant lui avec le costume qui te déguisa à ses yeux ; le convaincre de ton amour, de ses erreurs, de ta fidélité ; mais il faut avant, le rendre jaloux, et je m’en rapporte aux soins de Madame la Comtesse.

LA COMTESSE, avec finesse.

Ah ! laissez-moi faire ; je vous assure que je prends autant de part que vous dans tout ceci : ce sont deux hommes bien insupportables, que nous avons à corriger. Pour le Baron, j’en fais peu de cas ; mais le Marquis de Clainville, homme délicat, homme sensible, qui ne se rend ridicule que par les travers de son esprit, ses systèmes ne sont pas dans la nature, quoiqu’il prétende que l’homme doit y être entièrement soumis.

LA MARQUISE.

Que voulez-vous, ma bonne amie ? Si c’est son opinion, on ne saurait le blâmer.

LE COMMANDEUR,

Voyez-vous comme elle le justifie, la pauvre petite. Ah ! nous voulons bien plus faire, nous voulons le punir. Croire que les hommes sont nés pour vivre comme les animaux ; c’est un excès de folie impardonnable ; va, demain...

MADAME PINÇON.

Allons tout préparer : mais voici Blaise. Qu’y a t-il donc ? Il a l’air tout effaré.

 

 

Scène X

 

LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON, BLAISE

 

MADAME PINÇON.

Où vas-tu donc comme cela ? Qu’est-ce qu’il y a de nouveau, pour arriver tout essoufflé ? 

BLAISE.

Jarnigoi, je n’savons pas trop comment faire pour vous raconter ce que je v’nons de voir ; Mais, ma fine je croyons ben que not’ cher Maître va perdre tout-à-fait son esprit...

LE COMMANDEUR.

Comment donc ? Ceci devient sérieux ; parlez donc sans niaiser.

LA MARQUISE, troublée.

Ciel ! qu’est-ce qui se passe donc ?

BLAISE.

Parguienne, ce sont des lubies qui s’emparent de son bon sens. Il va déraciner tout le Parc, si bientôt on ne vient pas à son secours.

LA COMTESSE, riant.

C’est un second Roland : s’il pouvait devenir de même furieux, nous le trouverions charmant à son retour.

LE COMMANDEUR, à Blaise.

Qu’est-ce qu’il a donc fait ? Sans doute quelque changement qui ne te plaît pas, parce que tu crains une nouvelle besogne pour toi.

BLAISE.

Ah ! je ne serions pas fâché pour cela ; mais il a ben gronde Babet ; il a ben fait pis encore : j’n’osons pas vous l’dire, Madame la Marquise.

LA MARQUISE.

Je vous prie, Blaise, de ne me rien taire : vous me jetez dans une, inquiétude que je ne puis m’exprimer.

BLAISE.

Oh ! j’allons tout vous dire, ce n’est pas la peine de vous affliger pour cela.

MADAME PINÇON, avec impatience.

Finis donc ? Eh bien ! qu’est-ce qu’il t’a fait ?

BLAISE.

Ah dame ! il s’en faut beaucoup qu’il ait fait quelque chose ; il a ben plutôt défait ce que j’avions de plus joli dans le Parc, et ce que Madame la Marquise aimait tant.

LA MARQUISE, affligée.

Ah ! mon pauvre Pavillon Chinois !

BLAISE.

Oh ! il est en ruine actuellement.

LA COMTESSE, en riant.

C’est qu’il a du goût pour les Jardins Anglais.

LE COMMANDEUR.

Parbleu ! Mesdames, je n’entends pas raillerie là-dessus. Je vais bien vite au-devant de cet extravagant que diable ! sa Philosophie a bien changé de face ?

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, LA MARQUISE, MADAME PINÇON, BLAISE

 

MADAME PINÇON.

Tout va se découvrir, sans que nous y ayons donné la dernière main.

LA COMTESSE.

Peut être ; le Commandeur est trop essentiel pour nous enlever ce plaisir.

LA MARQUISE, alarmée.

Je frémis. Oh ! ma bonne amie, s’il allait faire du mal à mon enfant, à sa fille... Je n’en puis plus.

LA COMTESSE.

Rassurez-vous : il est incapable de cette cruauté !

BLAISE.

Oh, que nenni ! il ne lui fera pas de mal ; et Babet a gagné ben vite le Châtiau avec not petite Maîtresse.

LA MARQUISE.

Ah ! je respire ! ô-ma fille ! ô Monsieur de Clainville ! pouvez vous la voir avec indifférence ? Et la nature ne peut-elle rien produire sur votre cœur ?

MADAME PINÇON.

Elle est souvent bien bizarre.

LA COMTESSE.

Pinçon a raison : l’illusion fait tout.

BLAISE.

Oh ! c’est ben vrai : combien de pères croient l’être, et ne le sont pas cependant.

MADAME PINÇON.

Comment, est-ce que tu sais cela, mon garçon ?

BLAISE.

Oh ! je ne le savons pas par moi-même ; mais j’avons ben nos raisons pour nous en douter.

MADAME PINÇON.

Madame la Comtesse, ceci mérite attention.

LA COMTESSE.

Non : c’est quelque préjugé du Village.

BLAISE.

Tatiguienne, il n’y a pas de préjugé qui tienne ; c’est ben la vérité. J’avons entendu dire une histoire à mon grand-père... Ah dame ! c’est une histoire...

MADAME PINÇON.

Que j’n’avons pas le temps d’écouter.

LA COMTESSE.

Pourquoi ? Laisse-le dire.

MADAME PINÇON.

Vous n’êtes pas maligne, Madame la Comtesse.

LA MARQUISE.

Ni curieuse.

LA COMTESSE.

Pourquoi non ? Tout comme une autre ; tu dis donc, Blaise, que cette histoire...

BLAISE.

Oh ! j’allons vous la raconter en peu de temps. L’histoire dit qu’il y avait un Grand Seigneur qui avait un beau-fils qu’il élevait très ben, et qui venait comme un champignon. Voilà tout-à-coup qu’il lui prend le vertige de n’en plus vouloir être le père, parce qu’il avait pris aussi fantaisie à Madame la Seigneuresse d’avoir un autre enfant, du temps que son mari n’était pas au logis.

MADAME PINÇON.

C’est tout comme chez nous...

BLAISE.

Tout juste ; et on assura ben à ce bon Seigneur que le père du dernier était aussi celui du premier. Ah dame ! il arriva ben des choses que j’avons oubliées : tant qu’il y a, qu’il y eut un procès de diable. Tout fut mangé par la justice ; et ces deux gentils garçons n’eurent plus rien ; pas même de père, au lieu de deux qu’on leur donnait dans tout l’endroit. C’est ce que je n’avons jamais pu comprendre.

MADAME PINÇON.

Et c’est ce qui est très possible, mon enfant.

LA COMTESSE.

Il y a vraiment, dans l’aventure de ce nigaud, de quoi réfléchir.

La Marquise rêvant.

LA COMTESSE.

Ce récit vous affecte, ma bonne amie ?

LA MARQUISE.

Je ne le cèle pas. Il m’afflige... Quoique ma conduite diffère bien de celle que ce Paysan cite, je n’en dois pas moins être alarmée. Les fausses apparences sont quelquefois plus nuisibles et plus cruelles que de coupables réalités. Cet homme simple et naïf m’ouvre les yeux. Je vais sans plus tarder me jeter aux pieds de Monsieur de Clainville, lui avouer tout, avant que les choses de vinent plus sérieuses.

LA COMTESSE.

Mais, attendez donc ?

LA MARQUISE.

Rien ne peut m’arrêter. Je vais prendre ma fille dans mes bras, me jeter dans les siens, lui faire connaître ma faute et ma fidélité, en lui donnant le gage du plus tendre amour.

BLAISE.

Ah ouais ! que veut dire tout ce que j’entendons je n’y comprenons ma fine rien. J’avons ben queuque doutance de tout ceci ; mais tout cela ne me paraît pas ben net.

La Marquise sortant.

LA COMTESSE.

Attendons le Commandeur.

LA MARQUISE, en s’en allant.

Je n’écoute plus rien.

LA COMTESSE, suivant la Marquise.

Elle a pris son parti : il faut cependant tâcher de l’en détourner : suivons-la.

 

 

Scène XII

 

MADAME PINÇON, BLAISE

 

MADAME PINÇON, s’en allant aussi.

La peste soit du nigaud avec son histoire.

BLAISE, la regardant s’en aller.

Et pourquoi nous avez vous forcé à vous la raconter ; je sommes ben malheureux ! Partout tarabusté... Ah ! je voyons ben que je n’saurions être mariés de cette année : c’est tout comme un sort. J’avions dit stapendant tout le contraire à Babet en lui apprenant que cette brave Comtesse allait prier pour nous... Mon Dieu ! comme les Grands sont fragiles : ce sont tout comme des verres.

Il sort.

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

BLAISE, BABET

 

Babet, au-devant de la porte et remuant le berceau qui est couvert.

BLAISE, la regardant faire de loin criant bas.

Mademoiselle Babet ?

Babet lui faisant signe avec la main de se retirer.

Oh ! je n’approcherons pas ; je voyons ben que vous bercez not’ petite maîtresse. Sera-t-elle bientôt endormie ?

Babet, piétinant et remuant toujours le berceau.

Que dites vous Je n’entends rien par ces signes.

BABET, tout bas.

Te tairas-tu ? tu vas l’éveiller...

BLAISE, s’approchant doucement.

Oh ! que nanni. J’allons parler tout bas.

BABET, toujours à côté du berceau.

Tiens, Blaise, c’est inutile que tu nous parles. Madame Pinçon m’a dit que je ne serions jamais mariés.

BLAISE.

Et pourquoi cela ?

BABET.

Ah dame ! c’est que tu as trop parlé...

BLAISE.

J’n’avons dit stapendant que ce que je savions.

BABET.

Que tu es simple ! Et voilà précisément ce qu’il ne fallait pas dire.

BLAISE.

Dame ! j’n’avons pas, comme vous, resté longtemps avec les gens du Châtiau.

BABET.

Tiens, Blaise, j’avons vu très souvent que les personnes du grand monde étaient comme le temps. Tu as bien remarqué de certains jours, qu’il pleut, qu’il grêle, froid, chaud, et un biau soleil par-dessus tout : eh bien ! c’est tout de même au Châtiau. Parfois on est si gai, qu’on dirait que ce sont autant de sous : une heure après, on ne se dit rien ensuite, c’est une dispute, des questions. Chacun veut avoir raison, et ils ne s’en tendent ni les uns, ni les autres.

BLAISE.

Tatiguienne, que c’est drôle ! Ah ! c’est bien différent cheux nous. J’savons ben que je ne parlons que l’un après l’autre ; et j’écoutons toujours le plus ancien.

BABET.

Chez les grands Seigneurs, c’est précisément tout le contraire. C’est toujours le plus jeune qui l’emporte sur le plus vieux.

BLAISE.

Fi, que c’est vilain ! Et la politesse ?

BABET.

Ah dame ! ils en parlent assez : ils disent bien que nous ne sommes, nous autres, que des paysans, des grossiers. Eh bien, Blaise, ils sont plus grossiers que nous. Si tu savais quels sont leux discours. J’avons quelquefois rougi de les entendre : Eh bien, ça les fait rire, eux. Ils appellent cela des bons mots.

BLAISE.

Et les femmes, Babet, est-ce qu’elles font de même ?

BABET.

À-peu-près. Et quand on leur dit de vilaines choses, ils y répondent ordinairement par ces mots : « Ah ! il est joli, celui-là. » Parce qu’ils assurent que ce n’est plus une sottise, quand c’est dit avec esprit.

BLAISE.

Mais, dis-nous, Babet, comment as tu pu faire pour retenir tout ça ?

BABET.

Eh ! ma fine, c’est ben malgré nous, je t’assure ; car je n’aimons pas trop ben ce langage... Tiens, Blaise, les gens de Paris ne se parlent jamais à cœur ouvert.

BLAISE.

Tatiguienne ! j’avons dans l’idée que je n’sommes pas de la même pâte.

BABET.

Ah ! ils le prétendent ben de même ; mais garde-toi ben de le croire : Monsieur le Curé assure que nous sommes tous égaux. Tiens, Blaise, tu n’es pas fait différemment que not’ bon Roi, et moi, que not’ bonne Reine.

BLAISE.

C’est-il possible !

BABET.

Tout comme je te le disons.

BLAISE.

Ça, Babet, tu nous aimes bien.

BABET.

Pourquoi nous fais-tu cette question ?

BLAISE.

Ma, fine ! j’avons toujours peur que tu ne te dégoûtes de nous, actuellement que te voilà parmi les biaux Seigneurs.

BABET.

Eh bien ! je pensons davantage à toi ils nous paraissent si ridicules, si fatigués, quoiqu’ils ne fassent rien...

BLAISE.

Ah ! tu as raison. Ils ont toujours l’air malade.

BABET.

Ils mangent stapendant de bonnes choses.

BLAISE.

Ça ne les engraisse pas davantage : je n’avons que du pain ben noir, et quelquefois de la bonne soupe aux choux ; eh ben ! j’nous portons cent fois mieux qu’eux.

BABET.

Tu as ben raison ; et, si ce n’était pas not’ jeune Maîtresse, je retournerions ben vite, aux champs.

BLAISE.

Si on allait t’emmener à Paris, Babet ?

BABET.

Voilà précisément de quoi je tremblons.

BLAISE.

Et tu aurais le cœur de nous quitter ?

BABET.

Je n’en aurions jamais la force ; mais, si Madame de Clainville le voulait, il faudrait ben le vouloir itou, nous autres.

BLAISE.

Ah, Babet ! ne pensons pas à cela. Laisse un moment le berceau d’la petite Demoiselle. Elle dort. Donne-moi ta main.

BABET.

Tiens la voilà.

BLAISE.

Ah ! comme elle est devenue douce ; comme elle est blanche actuellement : on voit bien que tu n’es plus au soleil.

BABET.

Oh ! je n’t’avons pas dit le remède qu’on nous fait employer pour la blanchir comme ça : c’est un onguent tout blanc, et qu’on appelle... attends... c’est dans un joli petit pot... On appelle cela de la pâte.

BLAISE.

De la pâte pour faire du pain.

BABET.

Eh non, de la pâte... d’amande... Oui, d’amande.

BLAISE.

Et c’est cela qui te les a blanchies ?

BABET.

Oui, c’est par rapport à la jeune Demoiselle. Et on ne nous y a pas laissé toucher qu’après nous en être bien frotté plusieurs fois.

BLAISE.

Ah ! laisse moi faire ; je voulons les avoir de même ; j’avons ben des amandes.

BABET.

Ah ! ça ne sera pas la même chose ; mais, Blaise... je tremble ; regarde ce qui est derrière nous.

BLAISE, se retournant.

Ah ! je sommes perdus ! C’est Monsieur le Marquis ; mais je sommes des bons : il ne regarde pas par ici. Tiens, vois comme il a l’air occupé. J’allons nous en aller bien doucement, sans qu’il nous voye ; et j’allons ben vite nous remettre à notre besogne.

BABET.

Et moi, je vais chanter comme pour endormir la petite Demoiselle ; et je n’aurons pas l’air de nous en apercevoir.

BLAISE.

C’est fort ben dit.

Regardant le Marquis, et s’en allant tout doucement.

Tatiguienne ! Je le tenons dedans, et il ne nous y a pas attrapés.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, BABET

 

BABET, s’asseyant et tournant le dos au Marquis, chante.

Des Bergères du Hameau
Babet était la plus belle,
Des Bergers amoureux d’elle
Lucas était le plus beau,
etc.

LE MARQUIS, une lettre à la main sans voir Babet.

L’ingrate ! À quelle extrémité elle pousse la hardiesse ! Et celui qui a pu la séduire au point de subjuguer sa raison, pousse à son tour l’audace jusqu’à venir dans ma terre. Il ose lui dire qu’il vole dans ses bras précisément le même jour que j’arrive ici ; et je faciliterai cette entrevue : ah ! mon oncle a raison. Je dégraderais le caractère du véritable homme en souffrant cette ignominie. C’en est fait ; je veux qu’on l’enferme pour le reste de ses jours qu’elle soit privée de cet enfant qui fait ses délices et ma honte. Pour le vil objet qui croit trouver ici tout ce qui flatte ses désirs, il va mourir de ma main, ou je ne survivrai point à mon déshonneur.

Il relit la lettre.

Le voilà cet indigne écrit que le hasard a fait tomber dans mes mains.

BABET, fredonnant sa chanson et regardant de temps en temps le Marquis, dit tout bas.

Comme il parle tout seul. Il a bien l’air en colère : je tremblons... si la petite Demoiselle pou voit s’éveiller, j’nous en irions ben vite.

LE MARQUIS, apercevant Babet, et le berceau, entre dans une fureur qui le met hors de lui-même. À Babet.

Que faites-vous là ?

À part.

L’aspect de cet enfant me révolte et m’indigne...

À Babet.

Sortez.

BABET, tremblant.

Monseigneur... Monsieur... le Marquis, je craignons d’éveiller votre Demoiselle... Voyez comme alle dort gentiment.

LE MARQUIS, en colère.

Ah ! c’en est trop ; sortez.

Courant après elle jusqu’auprès du berceau.

BABET, troublée, s’en allant.

Ah, ma foi, j’avons trop peur, et j’allons bien vite nous enfuir, sans prendre la petite : et bien, qu’il en ait soin s’il veut ; c’est plus son affaire que la nôtre, puisqu’il nous rudoie de cette manière.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul, et regardant Babet s’en aller

 

Il fixe le berceau.

Le voilà cet enfant qui m’est étranger, et qu’on me donne cependant. Ces réflexions égarent ma raison. – Je crois que dans ma fureur...

Il met la main sur son épée et se retient.

Ciel ! quelle pitié s’empare de mon âme ? Qu’allais-je faire, malheureux ? Égorger une innocente victime qui n’a point autorisé le désordre de sa mère. Tout mon ressentiment doit tomber sur l’auteur de ses jours... La voilà seule exposée à ma fureur et à ma vengeance. Ah ! que plutôt j’expire de regret et de douleur, que d’avoir un instant cette coupable pensée... Je veux être au contraire son protecteur, son appui, son père ; car je ne puis m’en défendre, ce malheureux enfant m’attendrit.

Il s’approche du berceau et la considère.

Elle ouvre les yeux... Qu’elle est jolie ! Ce sont les traits de sa mère... Cette douceur... Elle me sourit... Elle me tend ses innocentes mains. Ah ! je n’y tiens plus...

Il se jette sur le berceau, se relève, et tire son mouchoir.

Je ne me connais plus... Je n’avais jamais éprouvé une semblable émotion. Je verse des larmes malgré moi. Ah ! nature, nature ! Quel effet dois-tu produire sur un véritable père, puisque tu as tant de pouvoir sur une âme sensible. Il faut que je la dévore de mes caresses.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE CLAINVILLE, arrivant et se jetant aux pieds de son mari, MONSIEUR DE CLAINVILLE

 

MADAME DE CLAINVILLE.

Ah, mon ami ! Mon cher époux !

MONSIEUR DE CLAINVILLE, interdit et regardant l’enfant.

 Quelle est ma faiblesse !

À Madame de Clainville.

Perfide !...

La repoussant.

Prends soin de ton enfant, et évite pour jamais ma présence.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MADAME DE CLAINVILLE, seule

 

Que je suis malheureuse ! Je m’arrache des bras de tout le monde pour voler dans les siens, pour lui découvrir mon cœur, mes sentiments et ce fatal stratagème... Et lorsque je me sens les forces nécessaires pour l’instruire de tout, il me fuit, il ne veut pas m’entendre... Ô Monsieur de Clainville, Monsieur de Clainville, vous me soupçonnez coupable ! Que vous connaissez mal ce cœur qui ne brûla jamais que pour vous.

Elle se retourne du côté du berceau.

Ô ma fille !... Ô mon cher époux !... Ne puis-je jouir de la douceur de vous réunir à moi. L’émotion que je viens d’éprouver m’a ravi toutes les forces. Je ne sais où j’en suis.

On entend du fond du parc la voix de la Comtesse : Clainville, ô ma chère Clainville !... Le Commandeur crie aussi : Ma nièce, ma nièce, où es-tu donc ?

 

 

Scène VI

 

LE BARON, LA MARQUISE, à moitié évanouie sur le Théâtre

 

LE BARON, empressé.

Ma chère Marquise, en quel état je vous trouve ! Tout le Château est en alarmes sur votre compte. On vous cherche partout.

MADAME DE CLAINVILLE.

Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi ; ce n’est que de Monsieur de Clainville, de mon époux, que je dois recevoir des secours.

LE BARON, en riant.

Parbleu ! Vous êtes indéfinissable ; on n’y tient pas. Comment, le cher homme vous a tourné la cervelle à ce point ? Vous le craignez donc beaucoup !

LA MARQUISE, ingénument.

Trop, peut-être ; et voilà mon malheur.

LE BARON.

Ah ! j’aime au moins qu’on se rende justice et qu’on convienne de les torts. Eh bien, laissez-vous conduire ; vous avez en moi le plus adroit écuyer ; et surtout pour tromper les maris jaloux, je vaux pour cela mon pesant d’or.

LA MARQUISE, à part.

Quel homme insupportable ! Il m’est bien odieux.

Haut.

Monsieur le Baron, jusqu’à pré sent votre pénétration n’a point défini mon caractère. Il faut donc me faire connaître et vous ouvrir mon cœur. Heureuse ! si vous approuvez ma conduite, je serai d’autant plus satisfaite pour mon compte en vous ôtant l’erreur qui flatte vos espérances à mon égard, que vous rendrez justice à mes sentiments. Monsieur de Clainville n’a jamais cessé de m’être cher, et je vais par l’aveu le plus pénible vous instruire de la vérité.

LE BARON.

Ah ! écoutons ceci attentivement.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA MARQUISE, LA COMTESSE, LE COMMANDEUR, MADAME PINÇON, BABET

 

LE COMMANDEUR, dans la coulisse.

Oh ! nous la trouverons, nous la trouverons...

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, accourant vers la Marquise.

Ah ! ma bonne amie vous m’avez fait bien de la peine. Comment, vous sortez du Château sans instruire personne ? Vous courez dans le parc toute seule ; on vient nous faire part de votre désordre : que veut dire cet enfantillage ?

LE COMMANDEUR.

En effet, cela n’est pas sage, ma chère nièce, et surtout après nos conventions.

LA MARQUISE.

Non, mon oncle, permettez que tout ceci finisse, et que les choses n’aillent pas plus avant.

LE COMMANDEUR.

Mais tu n’y penses pas.

LE BARON, à part.

Le bon homme est dedans ; mais pour la rusée Marquise, elle feint de perdre la tête. Ah quelle adroite Commère !

Haut au Commandeur.

Il ne faut pas la contrarier.

Bas à la Comtesse.

Si vous ne lui parlez pas ferme, et surtout en ma faveur, je vous abandonne, Mesdames ; c’est abuser de ma patience.

LA COMTESSE.

Eh, prenez patience à votre tour. Vous ne voyez pas qu’elle n’a pas tout son bon sens.

LE BARON.

Moi, je vois qu’elle en a plus que tout le monde. Quelle adresse ! Elle nous joue tous les trois ensemble ; le Commandeur, le Marquis et moi.

LA MARQUISE, pâlissant.

Je ne me sens pas bien ; je voudrais me reposer.

LE COMMANDEUR.

Viens, ma chère nièce ; entre pour un moment dans ce pavillon auprès de ton cher enfant : ses caresses t’auront bientôt remise.

Il lui donne le bras et ils entrent. À la Comtesse.

Profitez de la promenade avec le Baron, Madame la Comtesse, en attendant que notre bonne tête de Pinçon se soit costumée.

LA COMTESSE.

Laissons la faire ; elle nous donnera la Comédie si la Marquise n’y met obstacle.

LE COMMANDEUR.

Je lui ai cédé mon emploi à cette condition.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, LE BARON

 

LA COMTESSE, à part.

Ceci ne prend point la tournure que j’aurais désirée.

Elle tire sa montre.

Il se fait tard, et la Marquise renversera tous nos projets.

LE BARON, à la Comtesse.

Enfin, vous voyez comme on me traite. Je suis, malgré vous, dans le secret ; je vous sauve d’un pas périlleux ; je profite de l’aveu que le Marquis m’a fait au sujet de cette inconnue ; je prête cette aventure à Madame de Clainville dans l’esprit du Commandeur. Il ne me reste plus qu’à persuader le Philosophe que cette inconnue est son épouse ; quoi que la chose soit un peu difficile ; j’y suis tout disposé, et lorsqu’il faut m’encourager, Madame de Clainville me parle de tendresse, d’amour pour son cher époux, me fait un roman de ses sentiments pour lui. Me croit-elle un idiot, un blanc-bec, pour me débiter de pareilles sornettes ?

LA COMTESSE, riant aux éclats.

À-peu-près ; quoiqu’il fasse profession de ruse et de finesse.

LE BARON, l’interrompant.

Vous dites, Madame ?...

LA COMTESSE.

Que rien ne vous échappe ; mais il faut, mon cher Baron, faire un meilleur usage de votre esprit ; et ne savez-vous pas qu’une femme qui n’a commis encore qu’une faute, doit être bien novice. Je ne doute pas qu’une seconde intrigue n’aguerrisse tout-à-fait Madame de Clainville ; et si vous pouvez la déterminer en votre faveur, vous la rendrez charmante.

LE BARON.

On n’est pas plus aimable que vous ; parlez-moi d’une femme d’esprit : eh bien, je me rends à vos observations ; c’est juste. Notre chère Marquise a encore les mœurs du couvent, quoiqu’elle ait embrassé avec éclat celles du monde ; mais elle veut encore conserver sa chère pudeur. En vérité, je conviens que je ne suis qu’un sot de me gendarmer contre ses petites manies.

LA COMTESSE, à part.

Il ne croit pas si bien faire son panégyrique mais j’aperçois le Marquis, allons rejoindre son épouse. Il est temps de convaincre ce fat de tous ses ridicules.

Haut au Baron.

Voici le Marquis de Clainville ; je vous laisse avec lui. Raccommodez les choses le mieux que vous pourrez, et je réponds de la Marquise. Je vais voir ce qui se passe, et si tout le monde est prêt...

LE BARON.

Je vous attends à la brune avec la Marquise. La soirée est charmante ; la promenade sera délicieuse.

LA COMTESSE, en s’en allant.

Nous n’y manquerons pas : – Tirez-nous d’affaire et nous rirons bien.

Elle entre dans le cabinet.

 

 

Scène X

 

LE BARON, seul

 

Ah ! je ne me borne pas à des ris : je veux bien, Mesdames, vous procurer ce plaisir ; mais il faut aussi que j’y trouve mon compte... Voici le Marquis... Qu’il a l’air agité ! L’entreprise était épineuse. Si c’était un sot, je pourrais aisément le persuader ; mais pourquoi cette répugnance ? Un homme d’esprit est plus facile à convaincre qu’un homme borné qui se défie et de lui et de tout le monde. J’ai remarqué souvent que la confiance de soi-même faisait commettre de grandes sottises. J’en ai donné cent fois moi-même l’exemple. D’après cette réflexion je puis tout hasarder.

 

 

Scène XI

 

LE MARQUIS DE CLAINVILLE, LE BARON, MADAME PINÇON, dans le fond du Théâtre avec un chapeau rabattu un fraque à l’anglaise, des bottes et un fouet et la main

 

LE BARON, au Marquis.

Comment ! Tu n’a pas encore effacé de ton esprit ces manies maritales ; toi, qui les a condamnées plus qu’un autre.

LE MARQUIS.

Mais, jamais un galant homme n’a supporté ce qu’on me fait éprouver. Je t’avoue même que ma patience est poussée à bout ; j’attends la nuit avec empressement... Tiens ; lis...

Il lui donne la lettre du Commandeur.

LE BARON, la prenant.

On n’y voit presque plus.

Il lit.

MADAME PINÇON, touchant son épée.

Les voilà fort occupés à lire la lettre du Commandeur... Je me sens d’une valeur intrépide : sous ce habit j’ai cent fois plus de courage... Allons, donnons-leur la chasse, et ayons l’air de ne pas les apercevoir... Madame la Comtesse vient de m’assurer que j’avais l’air du plus joli petit maître de Paris, et malgré le pronostic de mon vieil époux je serai l’héroïne de cette aventure... Ah ! Si je n’avais que quinze ans, comme je profiterais du costume, et sous l’habit de Cavalier j’irais faire le tour du monde... Que de têtes je tournerais en chemin ! Tout l’univers deviendrait fou de moi.

Elle se promène de long en large.

LE BARON, après avoir lu.

Je n’en reviens pas. Je suis joué ainsi que le pauvre Marquis. Ah ! Je me garderai bien de justifier à ses yeux sa perfide épouse.

Au Marquis en lui remettant la lettre.

Ton mal est sans remède : je me flattais d’y porter quelque soulagement en couvrant tes yeux du bandeau de l’erreur ; mais je n’ai plus rien à te dire.

MADAME PINÇON, toussant en se mouchant. Le Baron regardant dans le fond du Théâtre, et donnant sur le bras du Marquis.

Quel est cet homme qui semble se cacher ?

LE MARQUIS.

Ah ! je le reconnais par l’émotion que j’éprouve. Tu vas être témoin de ma conduite, et de l’injure que je prétends venger en ta présence.

LE BARON.

Je t’approuve ; mais il faut examiner de plus près sa démarche, et si c’est l’auteur de ce billet, je t’assure qu’il y aura plus d’une affaire à terminer ce soir dans ce parc.

MADAME PINÇON, toute tremblante.

Est-ce le serein qui me saisit ; je ne sais ; mais je sens que le frisson me gagne. Ce diable de Commandeur m’a promis de se trouver ici... Il n’arrive guères... Ah ! je le vois.

Elle chante.

Ô nuit, charmante nuit, etc.

LE BARON.

Voilà le signal.

LE MARQUIS, tirant son épée.

C’en est trop, perfide...

Il va pour courir à Madame Pinçon ; le Commandeur l’arrête.

 

 

Scène XII

 

LE MARQUIS, LE BARON, MADAME PINÇON

 

LE COMMANDEUR, à part.

Ô ciel ! quel prodige ! Mon neveu en colère, et l’épée nue à la main.

Haut au Marquis.

En cet état, que vas-tu faire ?

LE MARQUIS.

Laver mon outrage dans le sang de ce perfide.

LE COMMANDEUR.

Et de qui parles-tu ?

LE BARON, retournant le Commandeur.

Regardez dans le fond de cette allée. Ne le voyez-vous pas ?

LE COMMANDEUR.

Qui ?

LE MARQUIS.

Eh parbleu, mon oncle, vous devriez le deviner ; l’auteur de mon déshonneur.

LE COMMANDEUR.

L’impertinent ! Il faut l’attaquer ; mais en homme d’honneur... Es-tu sûr que ce soit lui ? Quels indices en as-tu ?

Regardant dans le fond du Théâtre.

Le drôle a bonne façon.

LE MARQUIS, prenant la lettre.

Mon oncle, écoutez le sens d’un écrit qui m’est tombé dans les mains.

Il lui répète.

« Je vole dans tes bras, ô ma chère Clainville, te sauver des dangers que tu cours, t’enlever à la persécution de ton oncle et de ton froid mari. »

À part.

Le perfide ajoute encore un odieux persifflage !

Haut.

« J’arriverai comme de coutume par la petite porte du parc. Soit prête ; une chaise de poste t’attend. » Voilà, mon oncle, comme on se moque de notre pouvoir.

LE COMMANDEUR.

Quant à moi, mon cher neveu, je ne suis point surpris qu’on te mystifie à ce point. Ton ami, Monsieur le Baron, que voilà, m’a fait une histoire tantôt qui justifiait ton épouse ; mais je vois actuellement quel était son projet ; et le mystère qu’il a exigé que je gardasse auprès de toi me prouve assez qu’il n’a voulu la sauver que pour s’en faire un mérite auprès d’elle. Voilà comme son amitié te servait.

LE BARON.

Je ne m’en défends point ; le Marquis semblait m’y avoir autorisé.

LE MARQUIS.

Mon oncle, vous allez être témoin avec le Baron de ce qui va se passer.

LE COMMANDEUR.

Laisse-le avancer. Il paraît qu’il ne nous a ni aperçu, ni entendu.

LE BARON.

 Il est trop plein de son objet pour s’occuper des dangers qu’il court.

Madame Pinçon s’avance du côté du cabinet avec un mouchoir devant le nez.

LE MARQUIS.

Mon sang bouillonne dans mes veines. Je n’ai jamais éprouvé une semblable révolution.

Il se jette sur les bras de son oncle.

Oh ! mon cher oncle !

LE COMMANDEUR.

Mon cher neveu, ton état me fait vraiment de la peine.

À part.

Et grand plaisir aussi.

MADAME PINÇON, s’approchant du cabinet, et chantant en contrefaisant sa voix.

Je vais revoir ma charmante maîtresse.

LE BARON.

Ah ! nous allons te voir aussi.

MONSIEUR DE CLAINVILLE, s’arrachant des bras de son oncle, et courant à Madame Pinçon.

Mets-toi en garde, perfide, et fais-moi raison sur le champ de l’opprobre dont tu m’as couvert.

MADAME PINÇON.

Je n’ai pas mon épée, je n’ai que mon couteau de chasse ; mais voilà deux pistolets qui vont nous mettre d’accord.

LE MARQUIS, avec transport.

Donne.

En lui arrachant un des pistolets des mains.

MADAME PINÇON.

Tirez le premier ;

À part.

il n’y a rien dedans.

LE COMMANDEUR, se mettant sur la porte du Pavillon, dit tout bas à la Comtesse.

Entendez-vous bien ?

LA COMTESSE, du Cabinet.

Nous ne perdons pas un mot.

LE BARON, courant au milieu des deux Champions.

Un moment, je ne permettrai point que le Marquis expose ses jours sans jouir du fruit de sa victoire.

À Madame Pinçon.

Qui que vous soyez, quoique vous annonciez beaucoup de bravoure dans cet instant, il n’y a pas moins de lâcheté dans votre conduite, Voilà mon épée, et défendez votre vie contre le Marquis, car je vous annonce que vous aurez encore à vous défendre contre moi, quoique je sois bien sûr qu’il vous en ôtera la fantaisie.

MADAME PINÇON, au Commandeur, bas.

J’ai la colique.

LE COMMANDEUR, feignant de ne pas l’entendre, et répondant à l’opposé.

Vous ne risquez rien, Monsieur, et vous avez affaire à des gens aussi braves que vous. Je suis ici pour juger sur le point d’honneur.

LE MARQUIS, avec fureur.

C’en est assez.

Au Baron.

Éloigne-toi, Baron.

LE BARON, se retirant.

Très volontiers.

MADAME PINCON, tremblant et à part.

Oh ! comme j’ai la main engourdie : oh ! je vais me faire connaître.

LE MARQUIS.

Te mettras-tu en garde ?

MADAME PINÇON, avec dépit.

Eh ! un instant parbleu ! vous ne donnez pas le temps de la réflexion.

LE BARON.

Oh, oh ! quel changement de voix ?

MONSIEUR PINÇON, du fond de la coulisse.

Arrêtez, Monsieur le Marquis, ne faites rien sans que je vous aie parlé.

MADAME PINÇON.

Ah !... le pauvre cher homme, il arrive cependant une fois à propos.

MONSIEUR PINCON, continuant du fond du Théâtre.

C’est ma maudite femme qui vous trompe, qui s’est mise en homme.

MADAME PINÇON.

Voyez cet animal.

LE MARQUIS.

Que veulent dire les cris de mon Valet-de-chambre

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, LE BARON, MADAME PINÇON, MONSIEUR PINÇON, UNE FOULE DE PAYSANS, BLAISE et BABET à leur tête

 

Des Laquais portant des torches.

MONSIEUR PINÇON, tout troublé.

Ah ! Monsieur le Marquis, gardez-vous bien de croire tout ce que vous voyez.

LE MARQUIS.

Quel est donc cet homme qui se cache ?

MONSIEUR PINÇON, arrachant le chapeau de sa femme.

Je vous l’ai dit, Monsieur le Marquis. C’est ma coquine de femme ; et la lettre que vous avez reçue est dictée par Monsieur le Commandeur, et écrite par son Secrétaire.

LE MARQUIS.

Que veut dire tout cela, mon oncle ?

Le Commandeur, riant.

LE BARON.

Je reste anéanti...

LE MARQUIS.

Vous riez, mon oncle !

LE COMMANDEUR.

Et de bon cœur, je t’assure.

MONSIEUR PINÇON, tombant aux pieds du Marquis.

Ah ! Monsieur le Marquis, mon cher Maître, pardonnez-moi de vous avoir trompé pour plaire à Madame la Comtesse, à Madame votre épouse. Cette inconnue que vous avez rencontrée à la fête de Madame de Saint-Alban, était Madame de Clainville. Madame la Comtesse, moi et mon épouse, nous étions tous dans le secret.

LE BARON.

Je suis vexé ; quelle épreuve !

LE MARQUIS.

Qu’ai-je entendu ? ô bonheur que je ne puis concevoir ? Ma chère de Clainville, où est-elle ? Que j’expire à ses pieds de douleur de ne l’avoir pas deviné, et de regret de l’avoir outragée... Et vous, mon oncle, vous ne le démentez pas... Est ce un songe ? est-ce une vérité ?

LE BARON, à part.

L’un et l’autre est possible ; mais ce que je vois de plus sûr, c’est que je suis ici la dupe de tout le monde.

MADAME PINÇON.

Pouvez-vous en douter à mon costume, et tout ne vous assure-t-il pas que c’est par les ressources de mon imagination et de celle de Madame la Comtesse que vous êtes le mari le plus heureux.

LE COMMANDEUR.

Je suis instruit de tout.

Allant au-devant de la Marquise.

Viens, ma chère nièce ; et vous, Madame la Comtesse, achevez de le convaincre, car jamais homme n’a reçu une surprise plus agréable.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, MADAME DE CLAINVILLE

 

MONSIEUR DE CLAINVILLE, courant au-devant de Madame de Clainville.

Ô la plus adorable de toutes les femmes ! J’abjure à tes genoux cette fausse philosophie, qui ne fût jamais dans mon âme. Tout homme sensible ne peut dompter ses passions que par les travers de son esprit.

MADAME DE CLAINVILLE, avec la plus grande joie.

Ô mon ami, mon cher époux !

MONSIEUR DE CLAINVILLE.

Dis ton amant, et ton amant le plus passionné.

LA COMTESSE.

Gardez toujours ce titre, et nous vous pro mettons, de notre côté, de ne jamais changer...

LA MARQUISE.

Tous les deux ne font qu’un à mes yeux.

LE COMMANDEUR.

Enfin nous l’avons corrigé.

LE MARQUIS.

Ah ! dites plutôt que vous m’avez guéri. Puissent tous les maris me prendre pour modèle ; mais la dépravation des mœurs n’approuve plus cet amour pur et respectueux. On s’associe aujourd’hui pour se séparer demain. Voilà le fruit de la philosophie de notre siècle ; mais je reconnais dès ce moment, le véritable bonheur. Être uni avec mon épouse, l’adorer, en être tendrement aimé, être chéri de mes enfants, faire leur félicité, voilà déformais où je borne tous mes plaisirs.

LA COMTESSE, au Baron.

Eh bien, cher Baron, que penserez-vous actuellement de moi et de la Marquise ? J’avais promis de vous être utile, et je crois qu’en nous faisant connaître véritablement, c’est vous rendre service.

LE BARON.

Je vois, Madame, que tout est possible aux jolies femmes.

LA COMTESSE, à la Marquise.

Ma chère amie, devons-nous prendre ceci pour un compliment, ou pour une satyre ?

LE MARQUIS.

Une satyre, Mesdames, je défie son esprit d’en trouver le sujet dans votre conduite.

LE COMMANDEUR.

Si Monsieur le Baron était un fat, il en trouverait bien le moyen pour se venger du sanglant badinage de ces dames.

LE BARON, à part.

Le Commandeur me persiffle aussi... Je l’ai bien mérité.

Haut.

Mesdames, le Marquis me rend seul la justice qui m’est due. Je vous laisse le triomphe de m’avoir fait votre dupe ; et, loin de me plaindre, je m’applaudirai toujours d’avoir pu vous donner ce plaisir.

MADAME PINÇON.

Monsieur le Baron, je vous remets les armes après vous avoir vaincu.

LE BARON.

Mon épée vaudra actuellement celle de la Pucelle. L’héroïne Pinçon ne lui céderait en rien.

MADAME PINÇON.

Je suis satisfaite de moi ; j’ai prouvé à Monsieur Pinçon qu’une femme a toujours raison quand elle veut.

MONSIEUR PINÇON.

Comme elle va s’en prévaloir !

LA COMTESSE.

À ce qu’il paraît, nous sommes tous contents ; mais je vois autour de nous deux personnes qui ne le sont pas de même.

Elle regarde Blaise et Babet qui lui font signe.

LE BARON.

Ah ! je vous entends ; il y a un certain Blaise, parmi le monde, que je ne connais pas trop.

BLAISE.

Ventre sanguienne, Monsieur le Baron, je vous connaissons très ben, et c’est de nous que vous parlez. Appuyez donc ferme.

LE COMMANDEUR.

Je dote Babet.

Au Marquis.

Tu te chargeras bien de ton Jardinier ?

LE MARQUIS.

Je veux, mes enfants, vous unir dès ce soir... Ma chère Pinçon, je ne t’oublierai pas, ainsi que ton mari... Et vous, Madame la Comtesse, jouissez de votre récompense, en comblant le bonheur de deux cœurs qui n’ont jamais cessé de brûler l’un pour l’autre.

BLAISE.

Le bon Seigneur !

BABET.

Le bon Maître !

TOUS LES PAYSANS, ensemble.

Le bon Seigneur, le bon Maître !

 

 

VAUDEVILLE

 

Air : Avec les jeux dans le Village.

LA COMTESSE.

Pour ramener cette sagesse
Qui veut en tout donner ses lois,
Du ridicule avec adresse
Il nous faut emprunter la voix ;
D’un pédant à l’humeur chagrine
Elle braverait la leçon ;
C’est l’amitié pure et badine
Qui fait entendre la raison.

LE MARQUIS.

Avec un cœur tendre et paisible,
Le goût même un peu dédaigneux,
De l’épouse la plus sensible
Je me retrouve l’amoureux.
Quoiqu’en connaisseur on s’érige,
Sous le masque tout est égal.
L’amitié coûte et me corrige ;
Il est des leçons jusqu’au bal.

LE BARON.

Pour moi, d’une leçon si sage
Je vais tâcher de profiter ;
L’on doit, lorsqu’on a de l’usage ;
Prévenir qui veut nous tromper :
Femme raisonnable ainsi pense ;
Et puis l’on gagne à cela
Quelques saveurs que la constance
Nous procure par-ci par-là.

LE COMMANDEUR.

Ne croyons pas à l’apparence,
Elle est trop sujette à l’erreur :
Femme qui prouve sa constance,
De son mari fait le bonheur.
Mais, que je plains ceux de la Ville
Séduits par leur digne moitié,
Peu sont trompés à la Clainville,
Et beaucoup en réalité.

MONSIEUR PINÇON.

Pour moi qui ne suis qu’une bête,
Je n’en avais jamais douté ;
Je me souviens de cette fête,
Dieu fait comme je fus trompé !
Je croyais alors qu’une femme
À son mari, de bonne foi,
Telle que nous voyons, Madame,
Ne devait aimer que sa loi.

Blaise et Babet.

BLAISE.

Je sommes sûr de nos tendresses
Que je gardons parmi nous tous
Au Village les tendres caresses ;
À la Ville on doute de tout.

BABET.

Ah ! sois bien sûr, mon très cher Blaise,
Que j’n’aimerons jamais que toi :
Qu’importe toutes les richesses,
Quiconque aime est égal au Roi.

LE MARQUIS.

D’une aimable Philosophie
Il faut faire provision,
L’amour, et non la jalousie,
Va me fixer près d’Apollon :
Je veux, lui vouant mon hommage,
Monter ma lyre à l’unisson,
Elle peut d’un fou faire un sage,
Et d’un sage un vrai Céladon.

MADAME PINÇON.

De cet habit je sens les charmes,
Et je me crois un joli cœur ;
Sous lui chacun me rend les armes.
L’illusion fait le bonheur.

Au public.

Je suis heureux, puissiez-vous l’être,
En vous amusant de mon jeu :
L’Écolier qui séduit son Maître ;
Est fort content de son enjeu.


[1] L’esprit français a le talent d’altérer les choses, et de jouer sur les mots les plus simples ; il est nécessaire que je m’explique. Je crois que ma conduite a été régulière pour ne pas perdre ma réputation ; mais ceux qui ne sont jamais contents de personne, m’ont décriée. On m’a fait passer pour la femme la plus ridicule ; et Dieu sait sur quels fondements.

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